28 Novembre 2016

Philippe Lazar

Hubert Curien, un homme bienveillant

Il est toujours délicat, dit-on, d’être un haut fonctionnaire d’un ministre qui ne vous a pas nommé. J’étais directeur général de l’INSERM depuis quelque deux années lorsqu’il est devenu mon ministre et il s’est passé juste le contraire : il m’a d’emblée fait comprendre que je pourrais compter sur lui et il l’a prouvé à maintes reprises. Par exemple, il était, disons-le, un peu circonspect sur la fameuse “ règle des douze ans ” que je m’apprêtais à faire entrer dans la pratique après en avoir énoncé le principe dès mon arrivée à la tête de l’Institut national de la santé et de la recherche médicale. Cette règle instituait que les directeurs de laboratoires ne pourraient désormais rester en fonction plus de douze années consécutives sauf à demander la recréation de leur unité de recherche en compétition avec tous les nouveaux projets candidats. Si on la lui avait proposée en tant que projet, je suis convaincu qu’il l’aurait rejetée de son délicieux (mais sans appel) : “ Vous croyez ? ” tant elle lui semblait trop brutale vis-à-vis de ses anciens collègues. Mais en retarder ou en interdire a posteriori l’application eût été un acte de défiance envers un directeur à qui il avait décidé d’accorder sa confiance : il n’était pas question pour lui d’en arriver à cette extrémité, il m’encouragea donc à poursuivre et il m’apporta un indéfectible soutien lors des quelques remous qu’entraîna la première application effective de ladite règle (depuis lors, soulignons-le au passage, parfaitement entrée dans les mœurs).

Cette confiance amicale, je ne fus évidemment pas le seul à en bénéficier. Nous avions pris l’habitude dans les premières années  de l’ère mitterrandienne - en ces temps heureux où la recherche était fortement soutenue par les pouvoirs publics ! – de nous réunir régulièrement, présidents et directeurs des principaux organismes publics de recherche, pour des dîners de travail d’une grande cordialité : les moyens mis à notre disposition étant relativement abondants, nous n’étions pas en compétition les uns avec les autres, nous ressentions tout au contraire une sorte de complicité constructive entre nous. Nous avions le sentiment de bâtir ensemble quelque chose d’important et que, croisant nos expériences, nous pouvions aller plus vite et plus loin. Hubert Curien – il n’était alors pas encore ministre – avait joué un rôle majeur pour que règne ce climat et il en avait facilité l’instauration en nous proposant d’emblée, en plein accord avec son vieil ami Jean Teillac, de nous tutoyer les uns les autres, quel que soit notre âge – pratique que nous avons bien sûr conservée lorsqu’il est devenu ministre. Cela a peut-être l’air d’un détail mais, de fait, cet acte traduisait le sentiment fondamental de respect qu’Hubert Curien éprouvait pour les autres – pour tous les autres – et qu’il savait faire partager. Et, incidemment, il ne faut sans doute pas s’étonner dès lors qu’au moment où il a revu à la hausse les carrières des personnels de la recherche, il ait prioritairement pensé aux ITA (les ingénieurs, techniciens et administratifs) alors que dans le grand département ministériel voisin on s’était surtout préoccupé des personnels les plus gradés…

Cette profonde humanité, doublée d’une parfaite affabilité - “ Allons, Philippe, ne fronce pas les sourcils, ne te fâche pas… ”  avait-il coutume de me dire lorsque je prenais un peu trop au sérieux les difficultés que nous évoquions ensemble -  lui permettait de ne pas s’en laisser remontrer par les enragés de tous bords. Ainsi, lors de la malheureuse affaire dite de “ la mémoire de l’eau ”, que j’ai eu à gérer dans ces années-là, il fut tout autant choqué par la violence des propos de certains grands scientifiques à l’égard du promoteur égaré de cette hypothèse (“ il a déshonoré la science française, il faut lui retirer tout moyen de travail, il faut l’exclure de la recherche, etc. ”) que par la perfidie de l’éditeur de la revue britannique qui avait fait semblant d’accueillir avec intérêt ses travaux. Il a complètement approuvé la modération des mesures que j’ai prises à son encontre : il n’avait pas passé par profits et pertes  les remarquables découvertes que l’homme en question avait faites auparavant dans son domaine de compétence, et il était convaincu que sa passion récente pour les hautes dilutions ne devait pas entraîner qu’on le voue désormais et sans autre forme de procès aux gémonies.

Hubert Curien n’était pas un “ révolutionnaire ” parce que profondément conscient des contraintes temporelles de toute action ayant vocation à avoir des conséquences durables. Alors qu’il m’avait emmené avec lui à Baïkonour pour l’envol du cosmonaute français Tognini, je me souviens de lui avoir demandé, frappé que j’étais par l’efficace simplicité (apparente) des systèmes soviétiques de propulsion : “ Pourquoi, maintenant que nous travaillons la main dans la main avec les Russes, ne pas tout simplement adopter leur système au lieu de continuer à faire du goutte à goutte pour remplir les réservoirs de nos propres fusées ? ”. Je n’ai pas oublié sa réponse, que j’ai profondément intégrée ensuite dans ma façon de penser beaucoup d’autres questions : “ Parce que nous n’en avons pas la culture ” m’a-t-il dit. Et d’ajouter : “ Ils ont utilisé leur procédé des centaines et des centaines de fois et, si nous essayions de les imiter, il faudrait que nous passions à peu près par les mêmes canaux et nous prendrions dix ans de retard ”… Cette lucidité sur la nécessité de laisser du temps au temps ne cesse aujourd’hui de m’inspirer : les accélérations temporelles, voire les ruptures de continuité, ne sont pas interdites, mais elles ne constituent pas une finalité en soi et elles peuvent profondément fragiliser sinon briser totalement un système établi. Le mieux, c’est vrai, peut être l’ennemi du bien si l’on agit avec précipitation…

Faudrait-il déduire de cette circonspection qu’Hubert Curien  était homme sans passion ? Que nenni ! C’était en tout cas un passionné de la science. Mieux que quiconque, il avait compris la nécessité absolue, sociale et politique, de faire partager cette passion par le plus grand nombre, de rendre à la science ce qu’elle n’aurait jamais dû perdre depuis la Grèce antique : être considérée comme partie intégrante de la culture. C’est lui qui a notamment eu le trait de génie de mettre, une fois par an, “ la science en fête ” - une idée somptueuse, hélas rapidement affadie par d’autres en “ fête de la science ” puis, plus tristement encore, en “ semaine de la science ”.  “ Faites ennuyeux !” disait, paraît-il, à ses journalistes le directeur du journal Le Temps, avant la guerre de 39-45. Eh ! bien non, Hubert ne recommandait pas que l’on s’ennuie en pensant à la science mais au contraire qu’elle soit source de joie, une fête permanente de l’esprit. Et c’est bien pour cela qu’il avait émis le vœu de se réveiller, quelques heures seulement, dans un millénaire, pour voir ce que les savants auraient produit d’ici là et ce qu’ils seraient en humeur de dire. En bonne humeur naturellement !

Philippe Lazar

  • Polytechnicien
  • Directeur général de l'INSERM de 1982 à 1996
  • Président de l'IRD (ex ORSTOM) de 1997 à 2001
  • Conseiller maitre à la cour des comptes en 2001