Marie-Claude Ledur
Hommage à Hubert Curien Académie des sciences/le 14 mars 2005
Hubert Curien m'a demandé d'être son chef de cabinet en 1984 lorsqu'il a été nommé pour la première fois ministre de la recherche et de la technologie. A ma grande joie, il m'a rappelée en 1988. J'ai donc travaillé avec Hubert Curien comme chef de cabinet puis comme conseiller spécial, durant les 7 ans au cours desquels il a été ministre.
Christophe Desprez a parfaitement su décrire les méthodes de travail du ministre et l'état d'esprit qui régnait au sein de son cabinet. En complément, je vais simplement m'efforcer d'apporter ma vision personnelle.
Pour moi, Hubert Curien était à la fois un visionnaire et un bâtisseur. C'était un homme d'une intelligence prodigieuse qui avait une appréciation très juste de la mission qui lui était confiée. Il voyait rapidement les moyens à mettre en œuvre pour atteindre ses objectifs. Il avait la sagesse et l'honnêteté de consulter ses pairs pour être sûr de ne pas faire d'erreur. Il savait mettre en œuvre sa politique et déléguer largement à ses collaborateurs, à qui il faisait totalement confiance, une fois qu'il les avait choisis.
Trois exemples illustrent mon propos. Le ministre savait que pour faire avancer la recherche tant publique que privée, la priorité était budgétaire. C'est d'abord sur l'obtention des crédits qu'il pouvait gagner la confiance des chercheurs et des responsables d'organismes placés sous sa tutelle. Il a fait le choix en conséquence, de recruter ses trois directeurs de cabinet successifs, Gérard Moine qui nous a malheureusement quittés, Paul Hermelin et Christophe Desprez, non pas dans l'univers de la recherche, mais au ministère du budget, pour faciliter le dialogue avec Bercy. Cela n'a pas été compris de prime abord mais cela s'est révélé fécond.
En 1984, il a été le premier ministre de la recherche en tant que tel et a manifesté très rapidement le souhait de coordonner l'action des organismes, qui avaient au fil des années pris goût à l'autonomie. Pour faire passer collectivement ses orientations, instaurer le dialogue nécessaire entre toutes les instances, il a fait le choix d'adopter une méthode "douce" en organisant tout simplement des petits déjeuners au ministère. Il connaissait de l'intérieur les modes de fonctionnement des organismes et a exigé en conséquence que seuls les présidents et les directeurs y soient conviés. Je me suis laissé dire que de nombreux coups de téléphone étaient échangés la veille au soir entre les directeurs. Jusqu'à la dernière minute, nous nous demandions qui serait présent. Finalement, ils étaient tous là, ce qui a priori paraissait hors d'atteinte. Les petits déjeuners sont devenus une institution. En 1988, les directeurs d'organismes téléphonaient dès les premiers jours pour connaître la date de la première réunion matinale.
Enfin, sur le site de la Montagne Sainte-Geneviève qu'il aimait tant, il a su mettre en place le maillon essentiel de sa construction : un ministère autonome et efficace, en recrutant des directeurs et des chefs de service capables de mettre en œuvre sa politique parce qu'ils avaient, comme lui, le goût de construire et qu'ils savaient motiver leurs personnels.
Une harmonie rare régnait au sein du ministère tant au cabinet que dans les directions et services. Toute la maison "recherche" était mobilisée autour d'Hubert Curien. Le ministre connaissait personnellement l'ensemble du personnel. De temps à autre, il me disait : "rappelez-moi Marie-Claude, le prénom de Mr un tel : C'est Jacques ou c'est Jean ?".
Lorsque Michel Rocard l'a nommé de nouveau ministre en 1988, les personnels du ministère l'ont ovationné pendant plus de cinq minutes. Au moment de l'alternance gouvernementale de 1993, lors du pot de remerciements du ministre, le jardinier de la ville de Paris, chargé de l'entretien du jardin est venu lui offrir un stylo, touchant témoignage du lien que savait établir Hubert Curien avec tout son entourage.
Derrière le ministre, Hubert Curien restait profondément un chercheur et un universitaire. C'était sa raison de vivre et sa culture profonde.
En 1984, prenant ses fonctions, il n'a pas envisagé une minute de renoncer à dispenser ses cours à l'Université. J'avais été chargée d'approcher le secrétariat général du gouvernement sur la question, mais la fonction de ministre ne permettait pas l'exercice d'une autre activité. Finalement, il a trouvé une solution directement avec le Premier ministre, Laurent Fabius. C'est ainsi que pendant sept ans, Hubert Curien a assuré ses cours à Jussieu à titre gracieux. Nous savions que sauf événement exceptionnel, le lundi matin, le ministre se consacrait à ses étudiants.
En 1988, il aurait pu infléchir sa destinée. Il avait été pressenti de manière insistante pour se présenter aux élections législatives successivement à Compiègne, à Saint-Dié, puis à Grenoble. Le ministre a décliné les sollicitations, à la vive déception de ceux qui en étaient à l'origine. "Je sais ce que je sais faire" a-t-il dit, "je préfère le faire bien, plutôt que de m'engager et peut-être de décevoir".
Je voudrais terminer en adressant deux messages à la famille d'Hubert Curien que j'ai la chance et le plaisir de connaître et plus spécifiquement à ses petits-enfants, qui doivent être fiers d'avoir à la fois un arrière-grand-père, Georges Dumézil, le père de Mme Curien, que le ministre citait si souvent et qui était un immense savant dans le domaine des sciences humaines (il apprenait les langues précolombiennes durant les mois d'été) et un grand-père Hubert Curien qui a été à la fois un grand scientifique et un grand administrateur de la recherche. Il a connu l'équivalent de cinq ou six vies au cours de son existence pourtant trop tôt terminée.
Hubert Curien était dans notre vie. Nous tous, collaborateurs directs du ministre ou agents des services, avons des souvenirs, des anecdotes que nous aimerions raconter. Aussi, avons-nous décidé de réunir ces témoignages et de les remettre à sa famille.
Symboliquement, je m'engage à ce que ces textes vous soient remis, Madame Curien, le 30 octobre de cette année.