Laurent Fabius
Hommage à Hubert Curien Académie des sciences/le 14 mars 2005
Mesdames et Messieurs,
Un hommage exceptionnel pour un homme exceptionnel.
On vient de décrire le parcours de ce grand chercheur et de ce grand Français, au demeurant si modeste, que fut Hubert Curien. Je voudrais apporter un témoignage personnel sur celui qui fut à la fois mon ministre de la Recherche et, sans éclipse, mon ami.
C'est en tant que chargé moi-même de la Recherche que j'avais appris à le connaître, et, je le dis à sa famille qui le sait bien, à l'aimer. Tout naturellement, je lui proposais de devenir ministre lorsque j'eus l'honneur ensuite d'être appelé par François Mitterrand à diriger le gouvernement.
Ce choix me paraissait naturel, tant Hubert Curien symbolisait pour toute la communauté scientifique la réflexion et l'action dans le domaine de la science et tant il était apprécié des chercheurs. La recherche était tout simplement sa vie. Je me souviens d'une conversation avec lui et avec Jacques-Louis Lions, d'où une expression avait jailli, sans que je me rappelle exactement qui d'entre nous l'avait lancée : " l'horizon de la recherche, c'est l'horizon du forestier".
Cette vision longue était chez lui une idée maîtresse, particulièrement précieuse lorsqu'on doit décider pour la collectivité.
Éviter les à-coups, les fausses habilités de l'urgence, penser et agir à long terme : Hubert Curien, qui aimait tant ses forêts des Vosges, était, pour la recherche aussi, un forestier.
Long terme et recherche fondamentale. Il savait par expérience et il professait, comme le général De Gaulle et Pierre Mendès-France qu'il admirait, qu'il n'y a pas de grand pays sans recherche puissante et pas de recherche puissante sans priorité à la recherche fondamentale, laquelle requiert évidemment des moyens et ne doit pas être subordonnée à l'aval.
L'évaluation - devenue depuis une évidence - était une autre de ses idées pionnières. Il considérait qu'une sécurité matérielle des chercheurs, sans ostentation car tel n'était pas son genre, est nécessaire pour accomplir une bonne recherche, mais il soulignait que cette sécurité n'est pas contradictoire avec les évaluations nationales et internationales indispensables, ni avec les remises en cause qu'elles entraînent.
Il avait confiance dans nos grands établissements - il en dirigea lui-même - qui, certes, doivent mener à bien des réformes, mais qui doivent être puissamment encouragés, sauf pour la France à cesser d'être un pays d'innovation pour devenir un pays d'imitation.
Il répétait - et il mit en application cette conviction - que l'emploi scientifique était essentiel, que des plans durables de recrutement devaient être adoptés, qu'aucun investissement n'est plus judicieux que celui de l'intelligence, sans jamais séparer recherche et enseignement supérieur.
Enfin, il ne dissociait pas son amour de la science et sa passion pour l'Europe, échelle pertinente pour impulser et pour coordonner, ce qu'il fit avec un grand succès notamment pour la fusée Ariane et pour l'espace. Non pas une Europe-ventre mou, mais une Europe porteuse d'ambition et de ressources, qui n'oublie pas la réalité des nations mais les fait avancer ensemble, proposant à tous les continents un projet de civilisation.
Il y avait un style Curien. Il n'imposait pas, il convainquait. Sa voix, douce, haut placée, fluide et d'une certaine façon chantante. Son raisonnement et les articulations de celui-ci, rapides, lissées, qui conduisaient son interlocuteur par sympathie, par empathie, à partager ses conclusions. Il était le contraire de l'arrogance et du mépris, qui signe souvent la marque des faux grands esprits. Il avait la conviction courtoise et respectueuse. Il refusait la démagogie, détestait le sectarisme et avait un seul ennemi, l'obscurantisme. Il était à la fois précis et aimable. Spontanément, on pensait de lui : voilà un homme juste. Il faisait confiance et il donnait confiance.
Et au-dessus de tout, il avait la passion de la République et de l'intérêt général. La passion de l'École, dans les deux acceptions qu'il donnait à ce terme, l'école de la République et l'École normale supérieure. Il voulait que chaque être humain puisse donner le meilleur de lui-même, savait que pour y parvenir l'effort est indispensable et que cet effort passe par l'éducation, laïque, qui doit apporter la connaissance et préparer des citoyens, appuyée sur des professeurs auxquels on peut demander beaucoup dès lors qu'on les fait respecter et qu'on les respecte soi-même.
Il était pleinement de son siècle et, par le champ de ses recherches et la pente de son esprit, en avance sur son siècle. Mais il était aussi un savant tel qu'on l'imagine sous la Révolution française, je l'appellerai un "citoyen chercheur". Issu du peuple et tourné vers le peuple, d'une modestie, d'une honnêteté, d'un engagement total, attentif à sa famille, à ses proches, à son pays, à l'Europe et au genre humain. Oui, je l'imagine volontiers en savant pacifique de cette période révolutionnaire où, loin des meccanos financiers et adepte de la raison, la science avançait à grands pas mais n'allait pas sans la conscience, où le savant était d'abord un ami du genre humain.
Mesdames et Messieurs,
II y a quelques mois, à l'issue d'une réunion au sein d'un groupe où nous aimions nous retrouver, déambulant nous plaisantions ensemble en pensant à ce temps où, ministre, il se voyait proposer régulièrement d'aller conquérir, en Ile-de-France, en Isère ou dans ses Vosges natales, le suffrage universel. Chaque fois, il déclinait poliment, avec un bon sourire, ces sollicitations. Et il ajoutait : "ma circonscription, c'est mon laboratoire de l'université Paris 6".
où, chaque lundi, il se replongeait, porté par l'étonnement qui, jeune étudiant chercheur, l'avait mis sur les traces de la première forme cristalline du gallium.
Ce territoire infini du savoir, Hubert Curien ne s'en est jamais désinvesti sauf pendant l'Occupation pour rejoindre, à 20 ans, le maquis.
Car Hubert Curien, qui aimait passionnément la France et la République, ne distinguait pas la connaissance et la résistance, le savoir et l'action, les individus et l'humanité. Ce message-là ne comble pas son absence, mais il nous aide à l'accepter.