28 Novembre 2016

Serge Catoire

Hubert Curien : savoir et comprendre pour convaincre

Hubert Curien était un maître, dans tous les sens chaleureux que ce terme peut avoir. Il l’était d’autant mieux que l’idée d’être le maître n’était présente, même à l’état de trace, dans aucune de ses pensées.

C’était, bien sûr, un professeur. Il ne l’était pas seulement dans le cadre de l’université. Il avait, plus profondément, la volonté et le talent de transmettre son savoir dans tous ses domaines d’action. Au-milieu des années 80, lorsqu’à l’initiative de Gérard Moine, Hubert Curien a souhaité que je rejoigne son cabinet, il était d’abord, pour beaucoup d’ingénieurs, l’homme qui avait ressuscité le programme Ariane. A l’occasion d’un trajet en avion retour de Chine, je lui ai demandé comment il avait fait. Sa première phrase « ce n’est pas très compliqué », ne traduisait pas simplement de la modestie. Elle exprimait qu’il savait rendre simples les choses complexes. De tous les professeurs que j’ai eus qui avaient ce talent, c’est le seul qui les rendait durablement simples. Avec d’autres grands professeurs, on était seulement impressionné pendant l’exposé par le brio du propos et par l’apparente limpidité des choses – pour constater ensuite qu’on n’avait toujours pas compris. Lui avait réellement le talent de rendre plus intelligents ceux qui l’écoutaient. Ce qu’il exposait se comprenait – et restait compris. Ce qu’il m’a expliqué pendant ce trajet s’articulait autour de la différence entre « faire le tir à la date prévue » et « réussir le tir ». Sa démonstration insistait sur la nécessité de bien s’attacher dans la consigne « avoir réuni les conditions du succès pour tenir l’échéance prévue » à ne pas oublier ce qui figure avant « tenir l’échéance prévue ». Lorsque j’ai eu plus tard à gérer des programmes difficiles ou à redresser des entreprises en difficulté, j’ai pu réaliser que mettre en pratique ce qu’il décrivait de manière évidente imposait de lutter constamment contre la facilité. Prendre l’initiative, avant que le désastre ne soit consommé, de dire que les choses ne vont pas comme prévu et qu’on réfléchit (horreur suprême !) aux actions correctives à entreprendre est bien plus difficile que de se cramponner aux délais en faisant semblant de ne pas voir ce qui se passe. Lorsque je me suis trouvé face à ce type de choix, je me suis souvenu non seulement de ce que Hubert Curien m’avait appris pendant ce vol, mais aussi d’un épisode que Daniel Sacotte m’avait décrit. Peu de temps après sa nomination au CNES, suffisamment peu de temps pour ne pas avoir pu influer sur les décisions, Hubert Curien a dû aller à Kourou pour un des premiers tirs d’Ariane. Ce tir a été un échec, comme les précédents (Libération croyait judicieux, à l’époque, de titrer « Ariane, la France lance un sous-marin »). Hubert Curien s’est retrouvé seul, pour la conférence de presse. Il l’a réalisée avec la classe que nous lui connaissons. Après la conférence de presse il est resté très longtemps, seul, dans la salle. Le courage était naturel à Hubert Curien, il est possible que ce soit lors de cette nuit qu’il ait décidé de la manière d’appliquer ce courage à la conduite du programme qui venait de lui être confié et qui se portait avant lui si mal.

Il était aussi « Meister » dans les métiers qu’il exerçait. En tant que Ministre de la Recherche et de la Technologie, il était certes aussi à l’aise pour discuter avec un expert russe de magnéto-hydro-dynamique (j’ai découvert à cette occasion l’existence de cette discipline) que pour expliquer à un collègue du gouvernement moins – scientifiquement – cultivé pourquoi les océans ne se vident pas dans l’espace au pôle Sud comme une expérience avec un verre d’eau sur une mappemonde pourrait le laisser craindre. Néanmoins le métier de Ministre ne comporte pas uniquement un volet scientifique, sur lequel les compétences de Hubert Curien étaient connues de tous. Il comporte aussi une forte dose de négociation, capacité qu’on n’associe pas toujours à la distinction, à la modestie ni à l’intelligence scientifique. Hubert Curien était le meilleur négociateur que j’aie jamais rencontré. Ceux qui bien avant moi l’ont vu, DGRST, négocier la mise en place de l’observatoire du Chili en savent certainement quelque chose. Je me souviens de Hubert Curien nous exposant avec amusement, de nombreuses années après, la première visite qu’il a faite sur ce projet. Pour des raisons d’engagement européen évidentes, il était allé voir son homologue allemand. Celui-ci, plus ancien sans doute dans la fonction, l’avait écouté avec une apparence de courtoisie exposer son projet d’observatoire sur un pic de montagne au Chili, et s’était contenté en réponse d’un laconique « so weit, so hoch ». Quelques années après, l’observatoire existait et rend depuis lors d’éminents services à l’astronomie (peut-être moins depuis que des satellites astronomiques sont allés encore plus weit et encore plus hoch, mais je n’en suis pas certain).

Plus directement, j’ai vu Hubert Curien négocier, à Bruxelles, le lancement d’un programme de soutien de l’UE à la recherche aéronautique (programme qui est depuis lors devenu une part significative du PCRD). Il y a attachait une forte importance et nous avions préparé les négociations au mieux : une semaine avant le Conseil, les douze ambassadeurs (y compris le représentant permanent auprès de l’UE) français sur le territoire de l’union étaient allés voir leurs correspondants pour leur signaler l’importance que la France accordait à ce projet pour le futur de l’aéronautique en Europe. Malgré cette démarche exceptionnelle, les retours d’information n’étaient pas très bons : l’Allemagne était pour, à condition que cela ne se fasse pas au détriment de la recherche pour l’industrie automobile, l’Italie, l’Espagne et la Belgique avaient une position incertaine, le Royaume Uni avait pour dogme de s’opposer aux aides publiques, fussent elles à la recherche, et de s’opposer à tout budget européen sur quoi que ce soit, les autres Etats de l’Union ne voyaient pas pourquoi celle-ci consacrerait de l’argent à l’industrie aéronautique – quasiment absente de leur territoire. La veille au soir, je me souviens avoir échangé avec Michel de Vries, qui s’était dépensé sans compter sur ce projet. Pour éviter qu’il ne tombe de trop haut le lendemain je lui avais en gros dit « Michel, tout le monde nous dit que cela va rater, toi et moi nous sommes certes convaincus du contraire – pour ce qui me concernait, je commençais à avoir des doutes, mais je n’avais de toute manière plus d’action à faire – si nous sommes seuls de notre opinion il est possible que nous ayons tort, ne sois pas trop abattu si cela ne marche pas demain. »

Le premier tout de table du conseil recherche européen donna des résultats conformes aux attentes : deux pays pour, trois contre et beaucoup d’abstentions.

Calmement, sans formule choc, Hubert Curien a passé la journée à argumenter, à plaider. Le soir, l’intégration d’un volet aéronautique dans le PCRD était acceptée à l’unanimité. Depuis de programme n’a pas seulement joué un rôle clef dans le développement des technologies aéronautiques en Europe, il a aussi contribué à souder l’ensemble de l’Union derrière Airbus, qui était jusque là l’affaire de quatre pays.

La manière dont Hubert Curien négociait n’est pas brevetée, mais elle n’est pas copiable. Il est plus difficile de décrire ce qu’elle était que ce qu’elle n’était pas : pas d’effet de manche, pas de formule choc. Il est le premier à m’avoir appris à faire de l’écoute réelle, sincère et profonde des interlocuteurs le socle permanent de la négociation.

Hubert Curien nous a beaucoup appris par la parole et par l’exemple. Les deux montraient, dans son cas, la même direction.

Serge Catoire

  • Conseiller technique pour les recherches internationales en 2005 et 2006 et pour les questions industrielles de 2008 à 2010
  • Ingénieur général des mines
  • Référent économique au conseil général de l'Economie