18 Juin 2018

Michel Courtois

Directeur technique de l'Agence spatiale européenne et membre de l'Académie des technologies

La problématique des équipements et des technologies

Jean-Jacques Dordain nous a fait part de grandes réussites spatiales et nous a présenté des images extraordinaires. Je vais essayer de vous montrer l'envers du décor, en insistant sur les efforts techniques et technologiques qui permettent ces succès.

Les tendances actuelles

La conception et le développement des équipements spatiaux doivent satisfaire plusieurs contraintes majeures :

  • la diminution du coût de possession des systèmes ;
  • la réduction des temps de développement ;
  • la réduction des masses et des consommations embarquées ;
  • le maintien de la fiabilité.

Pour faire face à ces exigences, les industriels utilisent de plus en plus des outils de simulation, d'ingénierie simultanée, de conception à partir de building blocks avec assemblage et réutilisation totale ou partielle. C'est en particulier le cas pour les logiciels embarqués. Ces développements, ainsi que la définition d'architectures de système moins coûteuses ne sont possibles que grâce aux progrès technologiques.

Pour les missions spatiales opérationnelles, les exigences de maitrise de la continuité d'acquisition de données et de service, celle du renouvellement en cas de panne en orbite, ainsi que la flexibilité opérationnelle du segment sol sont essentielles, et orientent la conception et le déploiement de ces systèmes. Lorsqu'un même satellite assure plusieurs missions opérationnelles, en cas de panne des équipements embarqués relatifs à une des missions, les conflits pour l'utilisation des positions orbitales et le coût de renouvellement du satellite en orbite sont alors problématiques voire impossibles à gérer entre les différents opérateurs.

Les développements dans le domaine du traitement de l'information (puissance de calcul, mémoire embarquée disponible,) ont transformé les architectures de satellites et les missions pouvant être remplies.

II en est de même en matière de traitement d'images et de classifications automatiques.
Les progrès de l'informatique ont permis de développer des systèmes d'analyse et de d'ingénierie simultanée permettant de réduire les cycles de développement. Ces outils ne sont pas encore suffisamment systématiquement utilisés, souvent par sclérose des mentalités, car ils transforment les responsabilités et les circuits de décisions. Les simulations informatiques et les concepts de satellites virtuels permettent de réduire les coûts de maintien en condition opérationnelle. La maîtrise de la conception système par des équipes compétentes et expérimentées demeure certainement un point essentiel pour garantir des développements efficaces.

 Quelques exemples de développements technologiques

Le premier exemple concerne les dispositifs de drag-free (« compensation de traînée », en français). L'ONERA travaille sur ces questions depuis 30 ans déjà et propose un dispositif de maintien d'une masse d'épreuve à l'abri, à une certaine précision près, des perturbations externes, ce qui permet à ce satellite de suivre des trajectoires gravitationnelles. Si les travaux sur ces sujets sont déjà anciens, la nouveauté porte sur la capacité de l'Europe à en faire des systèmes opérationnels. La technologie est aujourd'hui mature, elle n'a pas encore volé.
Le deuxième concerne le « Formation Flying » (vol en formation). L'objectif est de constituer à partir de deux corps, sur deux orbites différentes, un corps rigide à 10~5 ou 10"6 près et de pouvoir le pointer dans des directions programmées. Cela permet de concevoir des missions d'une plus grande performance que les systèmes actuels à satellite simple : interférométrie pour les missions de type recherche d'exo planètes ; et pour des imageurs terrestres, imageurs dans des fréquences plus hautes que le visible et l'infrarouge.
Ces méthodes permettent également de séparer le primaire du secondaire d'un télescope. C'est tout un champ nouveau de missions innovantes qui se présente. Un projet de démonstration en orbite avec un coronographe de 150 mètres de long est en cours de définition. Les technologies de métrologie RF et optique, d'actuation fine, de développement de logiciel répartis sur plusieurs satellites sont totalement nouvelles. Selon les orbites et les missions, la propulsion électrique très fine, les systèmes de propulsion à gaz froid sont nécessaires.

La sécurité des communications avec les satellites fait également partie des nouveaux besoins. Elle vise à éviter l'intrusion, et permet de protéger les données.

La non-dépendance vis-à-vis des fournisseurs américains constitue un autre enjeu. Les contraintes d'exportation imposées par ce pays rendent de plus en plus difficile l'utilisation de ces matériels. Il est nécessaire de demander un certificat identifiant l'utilisateur final. En cas de panne, l'investigation est très difficile voire impossible. L'arbitraire et la lourdeur de la procédure sont incompatibles avec les contraintes de transparence et de délais des missions spatiales.

Parmi les nouvelles initiatives, notons pour la navigation et la physique fondamentale les développements en cours sur les horloges embarquées ultra-stables, ainsi que sur les algorithmies de traitement, et sur le transfert de temps.

La figure C1 (ci-contre) illustre l'évolution des technologies d'équipements embarqués.

Bien que les États-Unis investissent 6 à 7 fois plus que les Européens sur les technologies et les systèmes spatiaux, l'Europe par une sélectivité des missions a toujours pu proposer des systèmes spatiaux de tout premier niveau. Cela impose aux Européens de faire des choix, en évitant de trop se tromper. Cependant les systèmes de vols habités et de systèmes intégrés opérationnels de défense ne sont pas maîtrisés par l'Europe, les technologies correspondantes non plus, il faut bien évaluer le risque de décrochage correspondant.
L'Europe n'avait pas de production en matière de cellules solaires, de qualité spatiale, un effort considérable a été fait pour maîtriser la production de cellules solaires à technologie arséniure de gallium, II reste à maintenir la compétitivité de ce type de produit. L'Europe s'est également inscrite dans une logique de développement des processeurs embarqués. Les technologies en la matière sont de plus en plus performantes mais engendrent de nouveaux problèmes: transitions intempestives dues aux radiations, maîtrise des outils de validation, connectique,.... Il est également nécessaire de détecter les technologies développées pour des applications terrestres, de les adapter et de qualifier leurs conditions d'utilisation pour le bord, en comprenant les mécanismes d'agression dus à l'environnement spatial pour apporter les mesures correctives.

Il est également nécessaire de produire de l'énergie aussi efficacement que possible, ce qui suppose de travailler sur les panneaux solaires ainsi que sur les batteries. De nouvelles technologies sur ce domaine, lithium-ion sont désormais utilisées sur les satellites commerciaux. Un satellite de démonstration technologique, bien que perdu au lancement, a donné une forte impulsion de ce point de vue : le fait d'aller en orbite a permis de mettre au point la technologie et de la vendre à des clients commerciaux

Évolution des technologies

Des investissements très spécifiques ont été faits pour permettre les missions spatiales.
Ainsi les cellules solaires à l'AsGa offrent un rendement électrique de près de 30 %, le double des meilleures cellules solaires pour application terrestre.

Des processeurs spécifiques, tel TERC32, permettent un fonctionnement en environnement avec radiation sans subir de SEU (Single Event Upset) ou SET (Single Event Transient).
Des ATOP compacts et à haut rendement ont permis le développement des télécommunications par satellite (Rdt > 60 %, Poids < 2 Kg).
 Parfois il a été possible de capitaliser sur des technologies/produits développées au départ pour des applications terrestres.
Ainsi les batteries Li-Ion développées pour la voiture électrique ont doublé la capacité de stockage d'énergie des satellites tout en améliorant très sensiblement le rendement du système.

Les développements technologiques nécessaires aux missions d'exploration supposent de mettre au point les systèmes de descente, les rendez-vous lointains, la réduction de la masse, du volume et de la consommation énergétique.

S'agissant des processeurs, le cheval de bataille, pendant longtemps, a été le 3x1750 de Fairchild. Ce type de technologie a été européanisé à partir de 1990 ; les processeurs Sparc puis Léon sont en cours de qualification.
Une autre technologie, les FPGA (flexible programmable gâte array) entraînent régulièrement des alertes et des pannes, la traçabilité de la conception ainsi que les conditions d'utilisation pour concevoir des systèmes embarqués n'étant pas toujours très explicites. En revanche, leur utilisation est relativement souple. Jusqu'en 1995, les satellites n'étaient pas équipés de FPGA. En 2000, on en dénombrait une cinquantaine par satellite, ils sont aujourd'hui de l'ordre de 150 et seront bientôt plusieurs centaines. Il importe donc de comprendre leur fonctionnement et de maîtriser leur utilisation.

Conclusion

Les développements technologiques soulèvent de nouveaux problèmes en matière de :

  • connectique
  • test et vérification
  • mise au point des programmes de vérification
  • réalisation d'opérations simples
  • compréhension des dysfonctionnements.

Ensuite, la connaissance nécessaire à la conception de ces nouveaux systèmes complexes ne peut plus être le fait d'une personne mais bien de toute une équipe. Cette équipe doit posséder une bonne connaissance des faiblesses, limites et subtilités de réalisation du système dont elle a la charge. Elle doit travailler en réseau, savoir éviter de reproduire les erreurs déjà rencontrées sur des programmes précédents. Elle doit faire développer les simulations et les outils de validation et s'assurer de leur degré de représentativité par rapport au système réel.
Un autre problème tient à l'âge des équipes techniques et donc au renouvellement de ces équipes.

Par ailleurs, le domaine des technologies est en pleine expansion, en type et en nature. Pour autant, le délai entre l'identification d'une technologie et son utilisation opérationnelle reste de 10 à 15 ans. Les démonstrateurs en orbite fournissent une aide intéressante pour diminuer ces délais. Leur coût est souvent très élevé.

Enfin, tous ces développements ne seront pas possibles si les ressources nécessaires, et l'ambition politique font défaut. Il faut aussi des projets ambitieux, capables d'attirer les jeunes ingénieurs et scientifiques.