Jean-Jacques Dordain
Les défis technologiques de l'Europe spatiale
« Espace », « Europe », « technologie », « défis » sont quatre termes, quatre moteurs qui ont propulsé Hubert Curien tout au long de sa trajectoire. Si je ne parle pas d'Hubert Curien, il sera ainsi néanmoins présent à travers chacun de mes mots.
Les missions scientifiques
L'année 2005 est un cru exceptionnel pour l'Europe spatiale au vu, d'abord, des grandes missions scientifiques qui ont hissé le drapeau européen dans des grandes premières spatiales.
Je pense, en premier lieu, à la sonde Huygens, qui a atterri sur Titan, principal satellite de Saturne, le 14 janvier dernier à 1,3 milliard de kilomètres de la Terre, après un voyage de 7 ans, pendant lesquels ses instruments ont été mis en sommeil (photos 1 et 2 du cahier hors texte). Avoir fait redémarrer parfaitement tous ces instruments après 7 ans de froid intersidéral et avoir réussi à décélérer la sonde de 22000 km/h à 19 km/h ne constitue pas un mince exploit. Les images ont été envoyées de Titan par un signal de 2 watts, soit la puissance d'un téléphone portable. Cette performance a démontré le savoir-faire de l'industrie européenne et l'intérêt d'une coopération internationale équilibrée. Les résultats scientifiques sont à la hauteur de l'exploit technique. Nous découvrons un monde nouveau. Titan est une lune de la taille d'une planète dont les images du sol nous ont tous surpris. Titan abrite des rivières, des mers, est exposée aux nuages et à la pluie. Titan présente des systèmes équivalents à ceux de la Terre, à la différence qu'il ne s'agit pas d'eau mais de méthane.
Je pense, ensuite, à la mission Mars Express, à bord de laquelle 7 instruments font découvrir aux scientifiques mais aussi au public, la présence d'eau sur la planète Mars et nous encouragent à réfléchir à un certain nombre de scénarios sur l'apparition de la vie (photos 3,4 et 5 du cahier hors texte). Le déploiement du radar Marsys permet d'explorer le sous-sol de Mars jusqu'à une profondeur de 5 kilomètres. Cette exploration fournit déjà de grands résultats. Le radar sera de nouveau activé en novembre.
Par ailleurs, la mission Smart-1 autour de la Lune est déjà une grande réussite technologique, qui apporte la démonstration des capacités d'un moteur ionique. Celui-ci, de fabrication française, a permis à Smart-1 d'atteindre l'orbite lunaire certes en 18 mois mais avec seulement 80 litres de xénon. La caméra embarquée sur cette mission, AMIE, pèse 400 grammes, a la taille d'une webcam mais offre des images couleur de haute résolution (photos 6, 7 et 8 du cahier hors texte).
L'ESA est aujourd'hui la seule agence spatiale au monde à être en même temps en orbite autour de la Lune, autour de Mars, posée sur Titan, à être à la poursuite des comètes, avec la sonde Rosetta, qui se posera après 10 ans de voyage, en 2014, sur la comète Churyumov-Gerasimenko. Les 11 instruments de celle-ci fonctionneront avec 10 watts de puissance - encore un défi technologique ! Le 26 octobre prochain, la mission Vénus Express partira vers Vénus. Nous développons par ailleurs la mission Bepi Colombo vers Mercure, pour 2012.
Le satellite Envisat est un « monstre » de 7 tonnes qui fonctionne parfaitement bien. Ce satellite comprend 7 instruments majeurs qui, depuis trois ans, surveillent l'environnement, fournissent des images radar, des profils de température, des vitesses de vent, à plus d'un millier d'équipes scientifiques réparties dans 55 pays.
C'est grâce à Envisat que l'on a mis en évidence :
- l'élévation globale du niveau de la mer de 3 mm par an
- l'augmentation de la température à la surface de la mer de 0,1 °C depuis 1992
- l'augmentation brutale de la pollution atmosphérique au-dessus de la Chine depuis 10 ans.
Ce satellite Envisat et d'autres satellites sont de plus en plus utilisés lors de catastrophes naturelles et technologiques dans le cadre de la charte internationale « Espace et catastrophes naturelles » que le CNES et l'ESA ont mise en place voilà quelques années. Les agences spatiales du monde entier ont ainsi contribué à la prédiction de la trajectoire de Katrina (photos 9 à 13 du cahier hors texte).
L'après-Envisat est déjà une réalité avec le démarrage des missions « Explorateurs de la Terre ». Le premier Explorateur de la Terre, le satellite Cryosat, sera lancé le 8 octobre prochain et est dédié à l'étude de l'évolution des glaces polaires. Le deuxième Explorateur de la Terre, GOCE, sera lancé l'an prochain avec, comme instrument principal, les micro-accéléromètres de l'ONERA. GOCE étudiera les variations du champ gravitationnel terrestre, et en déduira le géoïde avec une précision de 1 cm par 100 km2.
L'année 2005 est également remarquable du point de vue de la remise en vol du lanceur lourd Ariane EGA en février dernier (photos 14 à 16 du cahier hors texte). Il reste le lanceur le plus puissant et le plus moderne au monde. Ce lancement a été suivi, en août dernier, du premier lancement de la nouvelle production Ariane 5 générique qui a mis en orbite le satellite de télécommunication IP Star, le plus lourd jamais lancé jusqu'ici. Entre l'échec du premier lancement d'Ariane 5 et le succès du deuxième lancement, Arianespace a pu signer 20 contrats de service de lancement, soit 50 % du marché commercial accessible.
L'espace au service des citoyens
S'agissant de l'espace au service des citoyens, de grandes étapes ont été franchies en 2005. La seconde génération du satellite MétéoSat sera lancée avant la fin de l'année, tout comme le premier satellite d'essai Galileo, lequel va permettre de préserver les fréquences nécessaires à la constellation opérationnelle et de tester la technologie des horloges atomiques de haute précision (une seconde sur 100 millions d’années !). Avant fin 2005, Galileo ne sera plus un projet mais bien une réalité. Le système d'augmentation Egnos sera qualifié pour son service opérationnel.
D'autres événements ont marqué l'année 2005, et notamment deux réunions du Conseil Espace. Cet organe a été institué par l'accord-cadre entre l'Agence spatiale européenne et la Communauté européenne. Il réunit le Conseil de l'Union et le Conseil de l'ESA afin de définir les grandes orientations d'une politique spatiale européenne. La réunion de 29 ministres autour d'une table pour orienter l'espace européen tend à consacrer la valeur politique de l'espace en Europe. L'intérêt porté par l'Union européenne à l'espace récompense 30 ans d'investissements et de succès des activités spatiales en Europe. Ces 30 années ont mis en évidence l'intérêt stratégique, l'intérêt scientifique, commercial, sociétal des activités spatiales. Deux États-membres ont rejoint l’ESA : la Grèce et le Luxembourg. Par ailleurs, un Conseil de l'ESA se tiendra, au niveau ministériel, les 5 et 6 décembre à Berlin.
Les perspectives
Si je suis fier, en tant que directeur général de l'ESA, d'exposer ces résultats, je n'y suis pour rien. Ils sont d'abord les résultats du travail de mes prédécesseurs puisque ce sont les résultats de décisions prises voilà 10 ans voire 20 ans. Hubert Curien a largement contribué à ces décisions. Nous récoltons aujourd'hui les fruits de sa capacité à être visionnaire, à mettre en place des moyens appropriés, à convaincre les partenaires européens, à séduire les partenaires internationaux.
L'image de l'Europe dans l'espace n'a jamais été aussi brillante. Mais, à l'instar de ce que voit un télescope, c'est une lumière qui a déjà 10 ou 20 ans. Au prochain Conseil ministériel de l'ESA, nous devons tous être capables de prendre des décisions qui dessineront l'image de l'Europe dans 10 ans. Or la situation a beaucoup évolué en 10 ans. Voilà 10 ans, le secteur spatial se recomposait dans le sillage de la chute du mur de Berlin. Il n'y avait plus qu'une seule puissance spatiale de référence, les États-Unis. On prédisait chaque jour la fin d'une autre puissance spatiale, la Russie. En outre, l'Europe cherchait à renforcer sa position sur les thèmes scientifiques et les services aux citoyens.
Le contexte international est aujourd'hui bouleversé.
Les États-Unis
Les États-Unis ne sont plus la seule puissance spatiale de référence même s'ils restent dominants. La Chine et l'Inde sont devenues des puissances spatiales majeures. La Russie est encore le pays qui procède au plus grand nombre de lancements par an. La Chine, l'Inde et la Russie sont capables de fournir les technologies d'aujourd'hui à des prix nettement plus bas que ceux offerts par les économies américaines, européennes ou japonaises. Cette évolution frappe de plein fouet l'industrie européenne qui est la seule au monde dont les capacités dépendent de ses succès sur le marché commercial et qui souffre d'une compétition inégale.
Les États-Unis augmentent leur effort spatial selon deux grandes directions qui réclament le développement de nouvelles technologies :
- l'exploration, avec une base lunaire au plus tard en 2020
- la sécurité du territoire.
La course vers la Lune reprend, cette fois entre les États-Unis et la Chine.
Cette réorientation de la politique spatiale américaine touche également l'espace européen par les incertitudes qu'elle introduit sur la participation de l'Europe à la station spatiale internationale.
L'Europe
L'Europe est dans un contexte difficile. Le retard dans la ratification du traité constitutionnel et dans les décisions sur les perspectives financières 2007-2013 de la Commission n'est pas sans conséquence sur le secteur spatial. En effet, le traité constitutionnel est celui qui donne les compétences spatiales à l'Union. En outre, le budget de la Commission est nécessaire pour financer les applications des systèmes spatiaux, lesquelles sont utiles à la mise en œuvre des politiques européennes dans les domaines du transport, de l'environnement, de l'information, de l'agriculture... Ces politiques européennes représentent, avec la politique de défense européenne, le moteur de croissance des activités spatiales en Europe. Ce potentiel de croissance est donc reporté à plus tard.
Le contexte industriel
Les industriels russes et chinois sont capables de produire à bas coûts toutes les technologies du moment, y compris celles des vols habités. Les industriels américains peuvent se satisfaire des commandes gouvernementales captives. Les industriels européens se restructurent de façon continue pour conquérir des parts de marché commerciales. Cette restructuration, qui se traduit déjà par une réduction des capacités industrielles, n'est pas suffisante pour que l'industrie européenne puisse se battre à armes égales contre des produits venus de Russie et de Chine. Cette restructuration est aujourd'hui accompagnée d'un moindre soutien gouvernemental à la production. Ce dernier, couplé au manque de profits, se traduit par des réductions d'investissements en technologies nouvelles qui obèrent la compétitivité des produits européens à moyen terme. Il y a là une spirale très dangereuse pour l'industrie européenne.
Par conséquent, le secteur spatial européen est aujourd'hui dans une situation paradoxale : il est fort de ses succès mais évolue dans un contexte peu favorable. Cette situation est d'autant plus paradoxale que l'Europe n'a jamais eu autant besoin d'espace. Chaque citoyen est désormais dépendant, dans son quotidien, des systèmes spatiaux même s'il l'ignore souvent. De plus, chaque citoyen rêve des nouveaux mondes, tels celui de Titan, que l'espace lui permet d'explorer. Chaque citoyen attend de l'Union européenne plus de sécurité, un environnement mieux préservé, plus d'égalité dans l'accès à l'information. Les systèmes spatiaux fournissent une partie des solutions. Pour que le futur de l'espace soit européen, il faut que l'Europe rétablisse rapidement son avance dans la connaissance et la technologie notamment par rapport aux puissances spatiales d'économie différente. Pour cela, puisqu'il ne peut être moins cher, le système européen doit être meilleur.
Conclusion
Le moteur technologique en Europe restera, au cours des prochaines années, le progrès de la connaissance scientifique et la compétitivité sur le marché commercial.
C'est pourquoi j'ai placé le prochain Conseil ministériel de l'ESA sous le signe d'un Plan pour la découverte et la compétitivité. Pour tenir compte des contraintes budgétaires, il faut concentrer les investissements technologiques sur les domaines où l'industrie européenne excelle, où il existe une demande structurée, où il y a une très haute valeur technologique. Les thèmes proposés aux États-membres concernent :
- les télécommunications, seul marché commercial dans l'espace
- le programme GMES, pour l'environnement et la sécurité
- un programme d'exploration autour d'une mission automatique sur Mars
- la démonstration de nouveaux concepts technologiques, comme le vol en formation.
Ces thèmes devraient être complétés d'un nouveau programme de technologies permettant :
- de réduire la dépendance de l'industrie européenne vis-à-vis de fournisseurs non européens, dans le domaine de composants ou de technologies critiques
- de développer des technologies duales, en vue de préparer la base technologique de futurs systèmes spatiaux de défense
- de qualifier pour l'usage, dans l'espace, des technologies provenant de secteurs non spatiaux.
Le Conseil ministériel de l'ESA est un rendez-vous clé pour l'espace européen puisqu'il doit donner la première impulsion pour aller vers un espace européen plus compétitif et plus conquérant. Le rôle de la France sera essentiel de ce point de vue.