Jacques Blamont
Espace et défense
Information et stratégie
À un récent colloque organisé par l'École des Mines de Paris en 2002, consacré au pilotage du changement, un orateur a montré l'impact grandissant des nouvelles technologies de l'information et de la communication (NTIC) sur le changement organisationnel. D'après lui la méthode traditionnelle de l'organisation des entreprises consiste à ajouter le système d'information à la structure, une fois que la stratégie a été établie. La méthode moderne, au contraire, élève le système d'information et de communication au niveau supérieur de la structure en lui donnant un rôle majeur dans la définition de la stratégie de l'entreprise, ce que l'on peut traduire par l’énoncé : la stratégie des entreprises doit être définie par rapport aux considérations d'information.
Parce qu'ils sont le moteur du progrès technique, les États-Unis sont le seul État qui ait tiré vraiment les conséquences de ce nouveau paradigme dans le domaine de la Défense, en adoptant la doctrine de "l'information warfare", où les conflits, armés ou non, sont livrés et gagnés sur le champ de bataille de l'information.
L'action militaire reposera sur la notion "d'information superiority" et même de "Full Information Dominance". Les documents Vision 2010 et Vision 2020 approuvés respectivement en 1996 et 1999 par le Department of Défense contiennent l'exposé désormais officiellement admis de la doctrine qui fait reposer la stratégie militaire sur le contrôle des flux d'informations. L'objectif de ces textes est la mise en œuvre de l'information warfare. Nous nous bornerons ici à citer les trois objectifs techniques définis dès 1978 par William Perry :
- capacité de voir à tout moment toutes les cibles de haute valeur qui se trouvent sur le champ de bataille ;
- capacité de frapper directement toute cible que nous voyons ;
- capacité de détruire toute cible que nous sommes capables de frapper.
Ces objectifs ont été réactualisés en 1995 par l'amiral William Owens :
« Vers l'an 2005, nous pourrions être techniquement capables de détecter à peu près 90 % de tout ce qui a une importance militaire à l'intérieur d'une aire géographique étendue (par exemple un carré de 200 miles de côté). En combinant la détection avec le traitement des données par notre C4I nous obtenons la domination dans la connaissance du champ de bataille. C'est une nouvelle conception de la guerre qui nous donne une compréhension de la corrélation des forces fondée sur une perception intégrale de la localisation, de l'activité, des rôles et des schémas opérationnels des forces armées et ennemies, y compris la prédiction précise des changements à intervenir à court terme ».
Le cœur des propos de l'amiral Owens est la notion de C4I, acronyme formé par les initiales des mots command, control, communication, computers, intelligence. Le C4I est le système qui regroupe l'ensemble des données et le met à la disposition du commandement. Il est devenu C4ISR avec l'adjonction de la surveillance (S) et de la reconnaissance (R).
La doctrine Perry-Owens appelée Révolution dans les affaires militaires, ou RMA, bien que devenue la ligne officielle, a été critiquée.
L'attention a été attirée vers des stratégies « asymétriques », qui utiliseraient contre les États-Unis non seulement des armes de destruction massive, nucléaires, chimiques ou biologiques, mais aussi des outils adaptés aux défauts de la cuirasse américaine : vulnérabilité à la piraterie, réelle ou informatique, guerre psychologique menée par l'intermédiaire d'atrocités terroristes ciblées, etc.
L'ensemble de ces critiques a été partiellement justifié par les agressions du 11 septembre 2001 : il est aujourd'hui nécessaire de rééquilibrer les différentes composantes à l'intérieur de l'effort américain de défense entre les investissements en hardware et les investissements en moyens humains (C'est ce que le secrétaire à la Défense Rumsfeld a appelé transformation) ; mais l'importance des capacités offertes par la technologie moderne pour la gestion des crises et la conduite des opérations, n'est pas en cause.
Quatre idées constituent le socle de la doctrine militaire américaine :
1) La nécessité de disposer d'un système intégré de connaissance du monde réactualisée en permanence, afin d'atteindre la supériorité d'information simultanée sur tous les théâtres. L'essentiel est la création d'un organe de commandement global, central et sécurisé, constamment rafraîchi, reposant sur le C4I.
2) Le système de défense doit disposer d'une connectivité illimitée, permettant l'établissement d'une conscience situationnelle partagée en continu d'un bout à l'autre de la chaîne de commandement.
3) La nature digitale du théâtre d'opérations, qu'imposé la nature des capteurs d'information et la nécessité de transformer les données qu'ils fournissent en connaissance, répercutée à son tour aux échelons d'exécution après digestion.
4) La précision des frappes et l'augmentation de la profondeur du théâtre. Pendant la Seconde Guerre mondiale, il fallait statistiquement 4500 bombardiers larguant chacun deux tonnes de bombes pour détruire une cible de la taille d'une maison. Ils sont aujourd'hui remplacés par des missiles de croisière ou des drones, qui atteignent leur but au premier coup, bien qu'ils aient été lancés à des centaines, ou des milliers de kilomètres.
Toute opération militaire est désormais conçue comme se déroulant en quatre étapes qui se succèdent en un processus circulaire se mordant la queue, la boucle OODA. L'ennemi est d'abord observé ; l'information permet au commandement d'orienter son action ; une décision d'exécution est prise et l'action a lieu. Son résultat est à son tour observé, et la roue tourne.
Le but est de faire tourner chacune de nos boucles plus rapidement que celles de l'adversaire. Il y en a beaucoup, de nature et de durée différentes, du niveau stratégique au niveau tactique. On aura compris que pour augmenter la vitesse, on dispose de trois moyens :
- Avant tout, il faut de la bande passante. Les forces coalisées pendant la première guerre du Golfe disposaient de 100 Mb/s au total. En Afghanistan les capacités passèrent à 800 Mb/s : dix fois moins d'hommes et huit fois plus de bande. On en est à 7 Gb/s en Irak, en attendant 16 Gb/s en 2010.
- Puis il faut être capable de situer les lieux, les objets, les mobiles, les troupes, les menaces dans un espace de référence unifié avec une précision métrique, opérer la fusion des différentes sources, fournir aussi des détails métriques à trois dimensions et enfin être capable de surveillance permanente en temps réel.
- Enfin le renseignement doit présenter une perspective globale.
Ces trois exigences font toutes appel à l’espace : les satellites de télécommunication, de localisation et de télédétection sont des outils inhérents à la nature même de la RMA. Ainsi l'espace est-il placé, dans le texte même de Vision 2010, au centre de tous les concepts opérationnels de la doctrine. Il apparaît comme la zone à occuper par la puissance dominante, d'une façon qui rappelle la mer utilisée comme un "high ground" par l'Angleterre pour maintenir son empire du XVe au XXe siècle. Il est le centre d'un système de systèmes selon la terminologie introduite par William Perry.
L'espace, support privilégié de l'information
Après avoir passé par une phase mythologique, parfaitement justifiée, l'espace est maintenant compris pour ce qu'il est : le moyen principal de recueillir, transmettre et de disséminer de l'information à une échelle globale.
D'où son rôle, reconnu explicitement par la RMA. Trois systèmes spatiaux répondent aux exigences énumérées précédemment.
Les satellites de télécommunication
Nous ne décrirons pas l'infrastructure spatiale de télécommunication constituée de nombreux satellites sur diverses orbites surtout géostationnaires utilisées par le Department of Défense américain, les constellations Milstar, DSCS, LIFO, GBS en attendant les T-SAT et autres Wideband Gapfiller. L'ensemble qui est aujourd'hui prévu s'est fixé pour objectif de multiplier par dix la bande que les planificateurs du Pentagone considéraient comme leur horizon avant l'arrivée au pouvoir de Donald Rumsfeld en 2001.
En dehors de ces ambitions en bande, l'effort en cours se réfère à l'architecture Milsatcom définie en 1996, avec comme principe la définition d'un « noyau dur » (Hardcore) maintenu sous le contrôle des militaires (EHF) et d'un secteur « tout venant » (général purpose) dont le partage avec les ressources civiles (UHF-Ku, Ka) reste aujourd'hui à « géométrie variable ». Cette migration du secteur des télécommunications militaires vers les communications civiles est un fait acquis : ainsi une étude récente concluait que pendant la première guerre du Golfe 75 % des télécommunications de théâtre avaient transité par les satellites militaires, progressivement enrichis de 350 lignes commerciales C et Ku. Pour le Kosovo, 60 % des télécommunications militaires ont transité par des satellites commerciaux, et 80 % pendant la seconde guerre du Golfe.
Les satellites de navigation et localisation
Le principe de la localisation par satellite est qu'un mobile muni d'un récepteur spécifique peut se localiser dans un système de référence universel à partir de la mesure Doppler de la fréquence émise par quatre satellites en visibilité simultanée.
Bien que sous-direction militaire, les systèmes GPS (américain) et Glonass (russe) ont été conçus pour fournir à des millions d'utilisateurs militaires, mais aussi civils, une information instantanée, gratuite, sur leur position à tout moment et partout sur le globe. De plus, de très nombreuses applications utilisent le temps qu'ils distribuent, typiquement pour synchroniser les stations de base des réseaux de communication entre mobiles.
En fait, avec l'affaiblissement de Glonass, cette technique est aujourd'hui l'apanage des États-Unis qui disposent de la constellation GPS et la modernisent sans cesse. Sans réel concurrent aujourd'hui, le GPS pourrait constituer à terme un facteur technologique majeur dans les rapports internationaux, tant sur le plan militaire que du point de vue économique et industriel. C'est pourquoi l'Union européenne a décidé de construire le système civil similaire Galileo disponible à partir de 2009.
Les systèmes de navigation par satellite constituent le moyen le plus précis et le plus économique pour assurer le positionnement, la navigation et la synchronisation de tous les systèmes d'armes. GPS est devenu l'outil spatial principal des militaires américains et, en fait, le socle concret sur lequel repose la RMA.
Les satellites de télédétection
Les missions de télédétection ou d'observation consistent en la collecte d'informations sur la surface du globe ou son atmosphère, principalement sous forme d'images dans les bandes visibles, infrarouge ou radar. Il faut ajouter les satellites détecteurs de signaux électromagnétiques. Une des caractéristiques importantes des satellites imageurs est la résolution au sol, qui atteint couramment le mètre.
Pendant la Guerre froide, seuls les États-Unis et l'Union soviétique ont disposé de satellites de télédétection, utilisés pour acquérir des informations de nature stratégique, c'est-à-dire sur les forces nucléaires et les missiles à longue portée. Du côté américain, les Landsat civils, ou les KH militaires de résolution décimétrique et les radars La crosse de résolution métrique, comme leurs homologues soviétiques restés secrets, ont fourni les données sur lesquelles a reposé la politique de contrôle des armements et des traités de non-prolifération.
Le nombre de pays disposant de satellites de télédétection devrait plus que doubler entre 1997 et 2007. La France, l'Inde, Israël, le Japon, la Russie, la Chine peut-être se trouvent dans cette catégorie. La France a déployé dès 1986 un système civil, SPOT, dont les derniers spécimens ont une résolution de 2,5 m, et un système militaire, Helios. Le gouvernement des États-Unis a encouragé les initiatives privées qui se donnaient pour but de conquérir le marché de la résolution métrique. Ainsi Ikonos a-t-il été mis en orbite en 2000 avec une résolution de 80 cm, et Quickbird en 2001 avec 61 cm de résolution.
Aux États-Unis l'image spatiale demeure aujourd'hui un domaine prioritaire d'investissement, avec notamment la création en 1997 au sein du Pentagone, d'une agence, la National Imagery and Mapping Agency, dont la vocation est de produire de manière coordonnée l'information pertinente pour le combattant. C'est surtout la volonté d'intégrer dans l'architecture globale de l'information militaire les données issues des capteurs spatiaux qui guide aujourd'hui les décisions. Le programme en cours, la Future Imagery Architecture (FIA) vise à remplacer dans les années 2010, les satellites actuellement en orbite, par une constellation de 24 satellites de résolution décimétrique, couvrant tout le globe en temps quasi réel, sous la houlette de l'agence NRO (National Reconnaissance Office).
La politique des Européens dans ce domaine a été marquée par la dispersion. La France a concentré son effort sur les images, fournies par Helios, l'Allemagne sur le radar des Sar-loupe, France et Italie combinent les deux catégories de données images classiques et images radars dans leur projet commun en développement Pleiades cosmo skymed.
L'évolution historique
L'art de la guerre a évolué avec une extrême rapidité entre la première et la seconde guerre du Golfe, parce qu'elle est devenue aérospatiale : c'est bien la RMA, avec l'ébauche de la mise en place du système de systèmes.
La première guerre du Golfe (1991)
La guerre du Golfe a déclenché un tournant dans la pratique militaire des Occidentaux (États-Unis et OTAN). Une nouvelle doctrine du renseignement a émergé avec l'emploi des données spatiales image, radar et écoute électromagnétique, non plus seulement à des fins dites « de documentation » mais à des fins de « situation », c'est-à-dire opérationnelles. Les satellites KH-11 et 12 gérés par la CIA ont détourné leurs télescopes des silos soviétiques pour les braquer sur les concentrations de troupes, de camions et de tanks de Saddam Hussein. Environ 40 satellites ont été déployés pour les opérations menées au Koweït par les Alliés.
Nous retiendrons deux déclarations de généraux américains ayant commandé sur le théâtre :
1) 70 % des opérations spatiales militaires pendant la guerre du Golfe ont eu une finalité tactique ;
2) Sans les satellites de télécommunication les opérations auraient été extrêmement difficiles et peut-être impossibles.
La guerre du Kosovo
Les fonctions opérationnelles déjà remplies par les satellites pendant la guerre du Golfe ont été amplifiées : liaisons de télécommunications sur le théâtre et entre les forces alliées ainsi qu'entre l'OTAN et les États-Unis (1999), renseignement, mais surtout localisation précise grâce à GPS devenu un outil universel des forces armées.
La grande nouveauté en matière spatiale durant le conflit émanait de l'utilisation de nouvelles armes de précision américaines guidées par GPS : le Direct Attack Munition (JDAM) et le Joint Stand-Off Weapon (JSOW). Ces munitions offraient une précision de l'ordre de 13 m inférieure aux armements guidés par laser ou infrarouge, mais elles avaient l'inestimable avantage d'être indépendantes tant des conditions météorologiques que de l'altitude de largage. Ainsi, plus de 650 JDAM furent lancés par les seuls B-2 pendant le conflit, soit 11 % des bombes larguées par les Alliés pour seulement 1 % des sorties pour l'ensemble de la campagne aérienne. L'USAF a déclaré qu'elles avaient atteint 89 % de leurs cibles.
Pour la première fois triomphait sur un théâtre l'aspect système de l'intervention spatiale. Afin d'effectuer un tir d'artillerie ou un bombardement aérien, les cibles sont désignées à partir d'une fusion des données recueillies tant par les drones que par des satellites imageurs, radar et écoute. Les projectiles sont guidés par GPS ; l'évaluation des résultats est assurée instantanément par le réseau spatial et aérien de renseignement. L'ensemble est irrigué par les satellites de télécommunication qui permettent le traitement des données en temps réel en Californie.
Le dispositif a aussi connu des limites et des contraintes. Ainsi, en premier lieu, sur les vingt et un premiers jours du conflit, il n'y a eu que sept jours « favorables » pour l'observation satellitaire optique incapable de traverser la couche nuageuse. De plus, s'est posé le problème de la permanence de l'observation spatiale : les satellites KH et les Lacrosse n'effectuent que deux passages sur zone par jour. Une telle performance demeure encore insuffisante, d'où une nécessaire complémentarité avec les avions de reconnaissance et les drones pour la collecte du renseignement.
L'apparition des drones, qu'il faut concevoir à l'intérieur du système aérospatial, est l'innovation majeure de la guerre du Kosovo, comme celle du GPS pendant la première guerre du Golfe, l'une et l'autre marginales lors de leur émergence, mais testées en petites quantités sur un vrai champ de bataille. Les drones ont vu leur intérêt décuplé par l'habilité serbe à jouer de la mobilité des troupes et des leurres.
Beaucoup de commentateurs ont critiqué l'emploi de la seule arme aérienne au début des opérations, pour faire amende honorable lors de la capitulation de Milosevic. Ils n'avaient pas compris que ce n'était pas une guerre aérienne qui était menée par l'OTAN, c'est-à-dire par les États-Unis, mais une guerre aérospatiale.
La guerre d'Afghanistan (2001)
La campagne américaine en Afghanistan a confirmé les tendances précédentes.
Il faut d'abord considérer l'activité avant crise, qui consiste à acquérir une connaissance approfondie de l'adversaire et du théâtre éventuel.
D'une part ce que l'on pourrait appeler le renseignement de documentation généralisé, dont la priorité première est peut-être l'élaboration de modèles numériques de terrain est obtenu, par stéréophotographie à partir de satellites imageurs repérés par GPS.
D'autre part, le renseignement de situation s'obtient à partir de tous les satellites d'observation fonctionnant en temps quasi réel avec transmission aussi rapide que possible aux décideurs politiques et militaires.
On passe ensuite à la conduite des opérations sur le théâtre, qui dans la doctrine américaine sont avant tout aériennes. Le fait majeur est la précision des frappes. L'emploi des munitions guidées est passé :
- pour celles qui utilisaient GPS, de 0 % pendant la première guerre du Golfe à 3 % au Kosovo et 28 % en Afghanistan ;
- pour celles qui utilisaient le laser de 44 % au Kosovo à 28 % en Afghanistan.
Au total 56 % par munitions guidées en Afghanistan sur le total des munitions larguées.
L'effort principal est porté sur le raccourcissement de la bande OODA. On peut imaginer l'opération suivante : une communication de Ben Laden sur son téléphone portable a été interceptée par un satellite d’écoute ; le lieu de l'émission est obtenu par un imageur plus GPS, l'ordre de bombardement est donné, soit à un drone, soit à un avion déjà sur zone, le tout en six minutes, à comparer avec quarante-huit heures au Kosovo.
La seconde guerre du Golfe (2003)
On constate l'expansion ininterrompue de la doctrine appliquée depuis la première guerre du Golfe. Pour la première fois les opérations spatiales ont été gérées sur un pied d'égalité avec les opérations aériennes. La domination américaine a encore gagné en rapidité et précision.
Au 6 avril 2003 (effondrement de la résistance irakienne) 14500 munitions guidées et 750 missiles de croisière avaient été utilisés, soit 70 % des munitions dépensées. Les boucles OODA tournaient en dix minutes.
L'après-guerre, qui se poursuit encore, a vu l'accroissement rapide du rôle des drones, assez bien adaptés à la lutte antiguérilla. Israël qui les a inventés après la guerre du Kippour en 1973 et en est resté longtemps le pourvoyeur principal à l'échelle mondiale, les utilise pour surveiller et parfois éliminer ses adversaires palestiniens. Le Hezbollah libanais imite son ennemi et tente de déployer quelques drones.
Il ne s'agit là que d'opérations relativement limitées. Toutes les puissances s'équipent fébrilement en drones, souvent de leur propre fabrication, car la technologie actuelle permet des réalisations rapides et peu coûteuses. Les États-Unis les utilisent déjà sur une grande échelle. On estime à sept cent au moins le nombre de drones qu'ils déploient opérationnellement aujourd'hui en Irak. L'US Air Force et l'US Navy emploient le gros Global hawk et le Predator à moindre rayon d'action et moindre capacité en capteurs. Ils présentent sur le théâtre des avantages majeurs par rapport aux satellites. Non seulement ils portent des imageurs à très haute résolution dans tous les domaines de longueur d'onde, mais ils peuvent aussi être équipés de canons et de lance-roquettes de façon à raccourcir encore davantage la boucle OODA. Les données sont toujours transmises directement par satellite à Beale AFB en Californie où elles sont analysées et distribuées. Si les Global hawk de \'US Air Force sont lancés de la base d'Aï Dhafra dans les Émirats arabes unis, c'est à l'aérodrome auxiliaire d'Indian Springs, situé près de Las Vegas (Nevada) que des pilotes chevronnés les manipulent en temps réel, à une grande distance du ciel oriental où ils volent. C'est-à-dire que l'espace joue un rôle capital dans cette extraordinaire opération, d'abord GPS sans lequel elle ne serait pas possible, puis les satellites de télécommunication : un seul Global hawk exige 500 Mb/s, c'est-à-dire cinq fois plus que toute l'armada alliée de la première guerre du Golfe.
Les forces armées américaines ne sont pas les seules sur le théâtre du Proche-Orient. La CIA utilise des Predator et des i-GNAT (ceux-là déjà présents en Bosnie en 1995) qui se concentrent sur des zones restreintes, par exemple pour détecter l'évolution des sites nucléaires iraniens dans la clandestinité et l'illégalité la plus totales. Elle a commencé à partir de l'Ouzbékistan, mais utilise aussi de petites bases isolées en Afghanistan, en Irak par exemple en territoire kurde à la frontière iranienne, les Émirats ou Djibouti, d'où elle a réussi dès 2002 à trucider des agités islamistes qui se croyaient en sécurité au Yemen.
La guerre asymétrique
Les réseaux de lutte anti-occidentale, au premier rang desquels se placent certains groupes islamistes, puisent une grande partie de leurs moyens d'action dans les systèmes de communication développés dans les vingt dernières années tels que les satellites de télévision, les téléphones mobiles et surtout Internet. Comme l'a dit une journaliste (Sara Daniel dans le Nouvel Observateur) il y a une chose que les moudjahidines de l'Irak préfèrent à leur kalachnikov, c'est les médias. Portant leur offensive dans la cybersphère, ils en sont venus à un emploi raffiné des moyens techniques développés par les pays industrialisés.
La défense anti-missiles
Détecter le départ d'un engin ennemi à longue portée, calculer sa trajectoire et le détruire avant son impact sur la cible par un missile ami lancé quelques minutes après lui, voilà l'exemple d'une boucle OODA entièrement automatisée. Les premiers essais contre les Scud irakiens tirés sur Israël ont montré pendant la première guerre du Golfe les difficultés de la tentative. Depuis, d'importants investissements ont été consacrés par les États-Unis et par Israël à la mise au point d’une défense antimissile qui repose évidemment sur les moyens spatiaux pour la détection des départs, le calcul des trajectoires et les communications en temps réel, puisque tout se déroule en quelques minutes (six minutes pour les Scud).
L'Europe et l'espace militaire
L'espace est un instrument de puissance. Je l'ai souvent appelé le sceptre du prince. Comme l'Europe n'a pas de prince et qu'elle refuse la politique de puissance pour mener ce que je qualifie dans mon dernier livre de politique de jouissance, l'espace dans l'Europe se porte mal. Son existence a toujours été difficile. Soutenu à bout de bras par la France dans les années 1960, il a pris de l'ampleur en 1975 avec la création de l'Agence spatiale européenne, qui a permis le développement d'Ariane, la réalisation d'un beau programme scientifique et le maintien d'une industrie spatiale compétitive.
L'effort européen a été accepté du bout des lèvres par la plupart des États. La France seule, a adopté très tôt et gardé une attitude positive vis-à-vis de cet effort, perçu à la fois comme une voie essentielle du développement technique et un facteur d'indépendance.
Au contraire, ses partenaires européens ne ressentent aucun enthousiasme pour l'espace qui est considéré comme pas forcément inutile, mais en tout cas non prioritaire.
En conséquence, les dépenses spatiales civiles annuelles de l'Europe sont inférieures à 5 milliards d'euros, à comparer avec des dépenses américaines sept fois plus élevées.
Dans le domaine militaire, il faut commencer par constater que la priorité accordée par les États européens à leur défense est très inférieure à celle qui est acceptée aux États-Unis, où le budget militaire atteint 3,1 % du PIB (419 milliards en 2006), et surtout que les États-Unis consacrent 3 % de leur PIB à la RD, à comparer avec 1,8 % dans le cas de l'Union européenne. Le budget fédéral de la RD représente 40 % du budget gouvernemental de RD pour le monde entier, et le budget fédéral de RD militaire 78 % de la RD militaire mondiale. Ils augmentent de 10 % par an. La DARPA, agence chargée d'introduire l'innovation dans les forces armées, dispose depuis plus de vingt ans, d'un budget annuel de deux milliards, porté aujourd'hui à trois milliards. En conséquence, le budget de l'espace militaire dépasse dix-neuf milliards, auxquels s'ajoute une dizaine de milliards de projets « black », c'est-à-dire secrets.
En Europe, les concepts d'information superiority et de space dominance n'éveillent aucun écho. Les programmes spatiaux militaires, s'ils existent, y sont développés dans un cadre national ou dans un cadre multilatéral très voisin du cadre national. Les dépenses spatiales militaires s'élèvent à environ sept à neuf cent millions d'euros par an avec un pic de 1,6 milliard en 2006 créé par le remplacement simultané des satellites de télécommunication militaires anglais (Skynet) et français (Syracuse).
La part de la France y est prépondérante mais en baisse de 620 à 340 millions d'euros entre 1993 et 2001, avec une tendance vers 200 en 2008.
L'absence de programme spatial militaire empêche l'espace européen d'atteindre le niveau critique qu'avaient su obtenir les États-Unis et l'Union soviétique, et lui porte un préjudice quasi mortel. En fait le progrès spatial dans le monde découle des investissements en RD du Department of Défense des États-Unis.
Nous avons pourtant bénéficié dans le passé de ministres de la Défense qui, sans être des visionnaires, avaient suivi l'évolution en cours. André Giraud a décidé en 1988 le démarrage du programme Helios et Pierre Joxe a porté le budget spatial militaire à un niveau qui n'a fait que décroître depuis. Qu'on me permette de faire appel à mes souvenirs qui éclairent je crois sinon l'histoire, du moins la petite histoire.
Au printemps de 1991, après la cessation des hostilités de la première guerre du Golfe, le ministre de la Défense Pierre Joxe m'a demandé de lui établir un rapport sur l'Espace dans la défense de la France que je lui remis en septembre 1991. Il concluait d'une part à la nécessité pour notre pays d'intégrer dans ses forces armées une composante spatiale entrant à l'intérieur d'un système de systèmes, expression employée dans mon rapport, et d'autre part à la création d'une structure civilo-militaire de l'activité spatiale, rapprochant l'Agence civile CNES et l'Agence militaire DGA, afin de concevoir, développer et déployer ladite composante spatiale. Tout en m'assurant avoir été convaincu par la lecture de ce long rapport, le ministre attendit neuf mois que la tutelle du CNES changeât de responsable, passant du ministre des Postes à celui de la Recherche, c'est-à-dire à notre ami Hubert Curien. Les négociations s'ouvrirent entre les deux ministres en juillet 1992 et furent à mon étonnement confiées à deux hauts fonctionnaires qui avaient l'un et l'autre intérêt à ce qu'elles échouassent. Spectateur navré, car étant un trop petit animal pour être admis à ce niveau éthéré bien qu'ayant déclenché toute l'affaire, je la vis s'enliser pour tomber finalement en désespoir de cause aux mains des cabinets, pressés par les ministres eux-mêmes quand ils en avaient le temps, de signer quelque chose avant les élections de mars 1993. Ce furent les accords Joxe-Curien, c'est-à-dire un protocole énonçant les règles d'une coordination minimale entre civils et militaires. Après les élections, les deux ministres qui avaient essayé d'organiser un rapprochement des civils et des militaires, pourtant modeste, disparurent de la scène politique pour laisser la place à des successeurs qui sans exception ont toujours ignoré l'évolution des affaires militaires telle que je l'ai décrite et les accords ne furent jamais respectés.
Le sommet franco-britannique de Saint-Malo (4 décembre 1998), à l'initiative de Tony Blair, est à l'origine d'un changement profond dans le discours sur la Défense européenne ; les dirigeants anglais et français déclarèrent en effet que :
L'Union européenne a besoin d'une capacité d'action autonome, reposant sur des forces militaires crédibles et les moyens de décider leur emploi.
Une étape majeure de ce processus d'élaboration des forces européennes de Défense a été l'adoption d'un objectif global par le Conseil Européen réuni à Helsinki le 11 et 12 décembre 1999, à savoir la capacité de déploiement rapide de forces capables de mener des opérations au niveau de corps d'armée (jusqu'à 50000 à 60000 hommes).
C'est ce que l'on appelle l'Europe de la défense.
On ne peut que constater qu'une force éventuelle a été créée à partir de contingents conventionnels fournis par les différents pays sans qu'aucune décision n'ait été prise pour lui donner les moyens indispensables à une action militaire sur un champ de bataille moderne, c'est-à-dire la capacité d'acquérir la supériorité d'information dont nous avons vu qu'elle constitue pour les États-Unis la condition de tout succès militaire.
Si l'on comprend les idées sous-jacentes à la RMA, on voit que l'espace est consubstantiel à l'Europe de la défense. Si celle-ci prétend se bâtir sans lui, c'est qu'une difficulté fondamentale se présente : la culture du renseignement militaire ou civil est nationale. Les services fonctionnent par échanges avec leurs homologues et donc gardent jalousement leurs secrets. L'établissement d'une culture européenne de renseignement et en général de l'information, est la condition sine qua non d'une Europe de la défense. Sans renseignement européen, c'est-à-dire sans C4ISR intégré à l'échelle européenne, l'idée d'espace militaire européen est indéfendable. C'est pourquoi le discours n'est suivi par l'élaboration d'aucune politique réelle, encore moins par une réalisation.
Ne sont prévus que quelques satellites d'observation Helios, Sar-loupe et Pleiades, objets isolés bien loin de fournir des informations temps réel et une couverture complète. Les Français gardent et garderont jalousement les données d'Helios, et les Allemands celle de Sar-loupe. Le centre d'analyse des images satellitales de l'Union européenne situé à Torrejon, seule composante spatiale militaire intégrée de l'Europe, est quasi inutilisé. Il traite une image Ikonos par semaine ! Pour les télécommunications, l'Angleterre, l'Allemagne, l'Espagne, la France et l'Italie ont chacune leurs satellites indépendants. Enfin Galileo, l'équivalent européen de GPS n'intéresse pas les militaires qui craignent d'avoir à le financer en partie. Ne parlons donc pas de C4ISR européen, encore bien moins du système de système. L'absence de toute composante européenne de gestion de crise conduit les États-Unis à un retour brutal au bilatéralisme militaire (plucking raisins in the pie), c'est-à-dire à un rapport de domination avec chaque « allié ». Les conséquences de notre carence intellectuelle dépassent ainsi le cadre technique.
Arrivons à l’essentiel : il n'y a pas de pensée militaire en Europe adaptée à la rapidité des évolutions techniques, alors qu'un énorme effort doctrinal se poursuit aux États-Unis.
Ouvrant le colloque « Espace, stratégie et sécurité », au mois de février 2003, le général Patrick Porchier, directeur du Collège interarmées de défense (CID), n'a pas mâché ses mots. « L’Europe accuse un retard doctrinaire sur les États-Unis en matière d'utilisation militaire de l'espace... Le ralentissement de l'effort spatial de défense français est un fait acquis et inquiétant ». En effet, on ne peut que s'affliger de voir les dépenses spatiales de l'Europe égales à un septième de celles des États-Unis. On ne peut que s'effrayer de voir les dépenses spatiales militaires de l'Europe égales à 4 % de celles des États-Unis. Mais le problème ne se pose pas en termes de finance, mais de paradigme. Peut-être puis-je rappeler une déclaration du général, depuis maréchal, Foch en 1913 « L'aviation est une affaire de sportifs, sans aucun intérêt militaire » II faut reprendre le problème à la base.
Le général Hébrard avait écrit en 1937 : « L'issue d'une prochaine guerre aérienne dépendra plus de la valeur des chefs qui auront présidé, dans les années précédentes, à la préparation technique, tactique et morale de l'armée de l'Air, que de la valeur de ceux qui en commanderont les divers éléments en temps de guerre. L'établissement d'une doctrine et de tout ce qui en résulte : programmes de matériel, construction, essais, utilisation des crédits, organisation, mobilisation industrielle, emploi tactique et stratégique, apparaît donc comme capital et conditionne les succès ou les échecs futurs ».
La validité de cette prophétie fut démontrée par l'absurde en quelques mois de 1939 et de 1940.
La dynamique du passage de la défense de l'Europe, reposant aujourd'hui sur l'OTAN, à l'Europe de la défense, concept encore flou, constitue un processus majeur de la formation d'une Europe politique. Une force de projection européenne puissante et efficace pourrait devenir le fameux pilier européen de l'OTAN et donc compter sur l'échiquier mondial. Mais ses promoteurs n'ont pas encore compris que des moyens spatiaux autonomes seraient indispensables pour assurer sa sécurité et mener son action, non une collection disparate de satellites, mais un ensemble maîtrisant l'information, occupant une place centrale non comme un gadget, mais comme l'irrigateur de toutes les actions de force, descendant jusqu'au niveau du théâtre.
Seule une vision de l'avenir, intégrant les évolutions techniques civile et militaire permettrait de franchir les blocages que j'ai brièvement évoqués. Une vision politique.
Quelque part il manque quelqu'un pour entraîner les autres. Nos amis européens nous disent : « Vous, la France, vous avez historiquement, depuis quarante ans, montré le chemin, où êtes-vous donc, que faites-vous donc ? »
La France a répondu lors du référendum du 29 mai 2005.