François Guinot
En vous saluant avec respect, Madame, ainsi que tous les proches de notre regretté confrère Hubert Curien qui nous font l'honneur de leur présence, j'ouvre cette séance de notre Académie que nous tenons en hommage à sa mémoire.
Vous partagerez avec moi,
Monsieur le représentant du ministre de l'Éducation nationale, de l'Enseignement supérieur et de la Recherche, Messieurs les Parlementaires, Monsieur le Directeur de la Technologie, Messieurs les Présidents, Messieurs les Directeurs, Madame le Ministre et chère consœur,
Chers consœurs et confrères, Mesdames et Messieurs,
Vous partagerez avec moi l'idée qu'il n'est pas difficile de rendre hommage à un homme de cette stature. La richesse des qualités qui façonnaient sa personnalité, la diversité de ses engagements, les nombreuses facettes de son œuvre, donnent à chacun la possibilité de choisir ce qu'il mettra en exergue, en fonction de la relation qu'il a eu la chance d'entretenir avec lui.
Dans certains cas, une telle sélection permet de laisser dans l'ombre ce que l'on chuchote et qu'il ne serait pas convenable d'éclairer.
La disparition d'Hubert Curien n'a pas donné lieu à de ces hommages contraints, convenus, sélectifs. Ceux qui se sont exprimés ont évoqué l'homme, le scientifique, l'organisateur, le visionnaire, le ministre, sans rien laisser dans l'ombre. Car chez lui, tout rayonnait. Dans une unanimité exceptionnelle, ils nous ont renvoyé les reflets de ce rayonnement.
L'Académie des technologies qui sait lui devoir beaucoup - et tenait, Madame, à le manifester par une séance dédiée - aurait aisément ajouté à tous ces hommages ceux des nombreux amis, élèves, et j'ose même le mot de disciples, qu'il compte dans nos rangs.
Il nous a retenus de le faire. Nous avons imaginé son sourire amusé et gentiment critique s'il nous voyait verser dans l'hagiographie. Nous avons entendu les remarques pleines d'humour qu'il nous aurait adressées, avec Georges Dumézil sans doute, si l'Académie avait pris le risque d'entrer en concurrence avec les bollandistes pour la rédaction d'un nouveau chapitre des acta sanctorum qui lui serait consacré.
Aussi avons-nous préféré parler d'avenir, comme nous aimions à le faire avec lui, comme il aimait à nous y inciter.
Notre dernier tête à tête eut lieu quelques jours avant sa disparition. Ce soir-là, je le raccompagnais à son domicile après un conseil d'administration de la Société de chimie industrielle. Il venait d'accepter la présidence d'honneur de la Fédération française des chimistes. Il s'agissait de rassembler les efforts dispersés des sociétés savantes de la chimie, et, avec son appui, nous venions d'en entériner la création. Tout au long du chemin, ses questions portèrent sur l'avenir de la chimie en France, sur révolution de ses structures et de ses emplois, sur les voies à privilégier pour que naisse une chimie nouvelle, élément moteur d'un nouveau modèle de développement.
Siegfried disait que « la vieillesse commence lorsque le poids de l'expérience dépasse celui de l'espérance ». Chers amis, nous témoignons qu'Hubert Curien aura su rester jeune, jusqu'à son départ. Car malgré le poids d'une expérience hors du commun, il restait ardemment, résolument, constamment tourné vers l'avenir.
Parler des technologies spatiales et de leur avenir nous est apparu comme un moyen privilégié d'être avec lui par la pensée et de souligner combien il est durablement avec nous.
Notre confrère Jean-Pierre Causse a bien voulu se charger de l'organisation de cette séance. Inutile d'insister sur la rigueur et le sérieux qu'il y a mis, mais dût-il gentiment bougonner si je bouscule sa pudeur, je tiens à dire qu'il l'a fait avec beaucoup de cœur, et en notre nom à tous, je l'en remercie très chaleureusement.
Hubert Curien et Jean-Pierre Causse se sont connus il y a 60 ans. Ils ont vécu intensément cette épopée de l'espace. Jean-Pierre Causse est l'un des fondateurs du CNES qu'Hubert Curien présidait il y a presque 30 ans. On connaît le rôle essentiel joué par celui-ci dans la réussite des programmes spatiaux français et européen. La présence parmi nous aujourd'hui du Président et de plusieurs membres de l'Académie de l'air et de l'espace, que je salue amicalement, porte témoignage de leur reconnaissance. La France est devenue il y a 40 ans la troisième puissance au monde capable de construire des satellites et d'avoir ses propres lanceurs. Notre Académie peut s'enorgueillir de compter parmi ses membres quelques-uns de ces pionniers: je citerai avec plaisir Roger Chevalier avec la fusée Diamant (novembre 1965), Jacques Blamont et Jean-Pierre Causse avec les satellites FR-1 (décembre 1965) et Diapason D-1 en février 1966...
On ne sera pas surpris que Jean-Pierre Causse ait su réunir pour cette séance un «plateau» d'une extraordinaire qualité, puisque nous écouterons successivement les interventions de :
- Jean-Jacques Dordain, directeur général de l'Agence spatiale européenne,
- Yannick d'Escatha, président du Centre national d'études spatiales,
- Michel Courtois, directeur technique de l'Agence spatiale européenne,
- Nicolas Curien, membre du collège de l'Autorité de régulation des communications électroniques et des postes,
- Jacques Blamont, conseiller du président du CNES,
- Madame Claudie Haigneré, ancienne ministre, médecin et astronaute.
Au nom de notre Académie, je souhaite dire à chacune de ces personnalités, notre gratitude pour avoir accepté de s'exprimer cet après-midi, quelle que soit la lourdeur de leurs taches.
Vous témoignez ainsi de votre attachement à celui dont nous honorons la mémoire. Mais vous faites plus encore. Vous démontrez par votre présence la valeur de l'Académie des technologies voulue par Hubert Curien qui en était l'un des fondateurs, et plus encore l'un des concepteurs depuis le CADAS.
Votre participation, Madame le Ministre et chère consœur, Messieurs les Présidents, Messieurs les Directeurs et chers confrères, montre que notre Compagnie qui compte parmi ses membres les pionniers que j'ai dits, continue à trouver en son sein les compétences susceptibles d'embrasser un domaine aussi vaste que celui que vous allez aborder aujourd'hui ; d'avoir une connaissance approfondie de chacune de ses composantes, et d'en dégager une vision synthétique en étant capable de la projeter dans l'avenir.
Des technologies pour quoi faire? Un progrès technologique pour quels bénéfices, avec quels risques, au service de quel progrès humain ? Ces questions sont au cœur de la mission de notre Académie.
Elle se veut corps de référence dans le domaine des technologies. Elle ambitionne tout autant d'être l'intermédiaire privilégié entre les décideurs et l'opinion publique pour que se bâtisse, avec la société, un progrès technologique au service de l'homme.
Cette médiation a pour objet de réconcilier la masse de nos concitoyens avec le progrès. Et si nous militons pour ce « progrès raisonné, choisi, et partagé » dont nous avons fait récemment notre devise, nous sentons bien que cela exige de dépasser les comportements académiques traditionnels.
Hubert Curien soutenait cette idée. Il avait créé la « Science en fête » et, comme Jean Perrin en son temps avec le Palais de la Découverte, il agissait pour une culture scientifique et technique ouverte au plus grand nombre.
Car enfin, les discours académiques les plus étayés sur les bienfaits du progrès technologique ne convertiront pas la masse de tous ceux qui le redoutent et trouvent chaque jour à 20 heures matière à accroître leurs peurs.
Pas plus que des discours brillants sur l'Union européenne ne sont capables d'attirer les peuples qui n'en perçoivent pas les bienfaits dans leur vie quotidienne et reçoivent au contraire jour après jour un flot d'informations qui en souligne la nocivité.
Notre Compagnie a choisi pour ces deux ans un thème général : « Technologies, croissance et emploi ». Il nous appartient de montrer sur des exemples concrets les liens complexes qui unissent ces trois mots.
Ce thème est évidemment en relation avec la stratégie élaborée par les dirigeants européens à Lisbonne en 2000. Ils annonçaient alors très solennellement qu'avant 2010 « l'Union serait l'une des sociétés les plus performantes en termes de croissance et d'emploi, basée sur la connaissance et l'innovation ». C'était une belle ambition, capable d'entraîner les peuples et de les mobiliser si l'on dépassait le stade du verbe.
Las ! Cinq ans plus tard, une croissance durablement deux fois moindre que celle des États-Unis, plus de 20 millions de chômeurs, et un record en France pour le chômage des jeunes, ajoutés à la « grande peur » des délocalisations, à un élargissement sans limites compréhensibles, à une mondialisation perçue dans ses contraintes plutôt que dans ses avantages, à la cacophonie dans le choix de la guerre ou de la paix en Irak, ont eu raison des arguments conceptuels, constitutionnels et théoriques les plus élaborés. Arguments sans doute trop sophistiqués au regard de questions de base, dont on pensait imprudemment que les réponses étaient évidentes.
L'Europe, le progrès technologique, ça marche ou ça ne marche pas? Ça sert ou ça ne sert pas l'amélioration des conditions de la vie, de la nôtre et de celle de nos enfants? Ces questions ne sont pas académiques. Mais à défaut d'obtenir des réponses claires et concrètes, ceux qui les posent s'enfermeront dans des réactions de désintérêt ou de rejet. Sans l'avoir réellement voulu, ils mettront en danger l'avenir. Parce qu'ils fragiliseront son indispensable socle européen. Parce qu'ils affaibliront l'innovation, son principal levier.
Notre Académie doit, sans arrogance, être attentive à ces questions et trouver les voies appropriées pour y apporter des réponses intellectuellement honnêtes et concrètes, libres de toute influence d'intérêt particulier ou partisan. Telle est fondamentalement notre mission.
Des technologies, pour quelle croissance, pour quels emplois ?
Les puissances spatiales ne sont pas si nombreuses. La place enviable qu'occupent la France et l'Union Européenne est le fruit de décennies d'investissements, d'efforts, de volonté politique, de formation de compétences, de structuration européenne. Cette histoire dans laquelle Hubert Curien a joué le rôle que l'on sait est une histoire exemplaire et très intensément technologique.
Saurons-nous la prolonger ?
Montrons - et nous allons commencer à le faire cet après-midi - que la maîtrise de ces technologies commande de nombreux développements à venir, ainsi que notre sécurité; que se maintenir à ce niveau exige de remplir certaines conditions, d'accepter certains efforts; que s'en laisser déclasser aurait des conséquences très néfastes...
La stratégie de Lisbonne est basée sur la connaissance et l'innovation. Mais nous ne sommes pas les seuls êtres intelligents au monde! Il serait ridicule de faire l'hypothèse de l'ignorance des autres ou de leur incapacité à créer. La Chine n'a pas vocation à être définitivement le fournisseur de chaussettes du monde. Elle ne limite pas ses ambitions à être un producteur de textiles, auprès duquel nous venons d'ailleurs d'étaler nos faiblesses. Elle fait partie des membres du club assez fermé des puissances spatiales. Elle dispose d'un nombre d'ingénieurs qui se compare à celui de l'Union européenne. Et l'Inde arrive, et le Brésil...
Oui, l'histoire française et européenne des technologies de l'espace est exemplaire. Mais la poursuivre ne sera pas une simple formalité...
Saurons-nous la prolonger ?
Saurons-nous la reproduire dans d'autres domaines ?
Saurons-nous rénover en profondeur le système français de recherche et d'innovation, pour acquérir demain de solides positions technologiques nouvelles, garantes de la croissance et de l'emploi, d'une croissance repensée et d'emplois durables ?
Ces questions, nous continuerons sans cesse à nous les poser.
À l'image d'Hubert Curien, nous leur chercherons des réponses avec un optimisme lucide. Elles découleront de cet équilibre entre la réflexion et l'action qui caractérise son œuvre; de cet équilibre qui, Mesdames et Messieurs, doit inspirer la vie d'une Académie des technologies qui restera fière de l'avoir compté parmi les siens.