Claudie Haigneré
Les vols habités aujourd'hui et demain
Chère Madame,
Monsieur le Président de l'Académie,
Mesdames, Messieurs les Présidents et les Directeurs,
Chers consœurs et confrères, chers amis.
Avant tout, je voudrais exprimer mes remerciements les plus vifs à Jean-Pierre Causse et au Président Guinot de m'avoir fait l'honneur de me proposer de m'exprimer à l'occasion de cet hommage solennel rendu à un homme exceptionnel dans le cadre de l'Académie des technologies dans la conception et la mise en place de laquelle Hubert Curien a joué un rôle déterminant. Les intervenants précédents ont tous rappelé à quel point Hubert Curien a été l'homme qui a su donner des impulsions dans la politique spatiale et européenne avec ambition et lucidité dans des domaines qui sont aujourd'hui encore au premier plan des stratégies : l'Europe, l'environnement, la défense, le partenariat avec la Russie et l'exploration.
Vous m'avez demandé de vous parler des vols habités sans doute parce que c'est là où j'ai rencontré Hubert Curien il y a plus de 20 ans et que mes fonctions d'astronaute, d'ancien ministre en charge de la recherche, de la politique spatiale et des affaires européennes me donnent la possibilité de participer à une réflexion qui doit faire la part au rêve et à la découverte, qui sont et resteront un des moteurs de l'aventure spatiale, tout en restant rationnelle dans un environnement mondial où les défis sont multiples. Hubert Curien disait ainsi il y a plus de 10 ans :
« De toutes les révolutions techniques de ce siècle, la conquête de l'espace est sans doute la plus spectaculaire. L'homme, créature terrestre, a conquis physiquement la troisième dimension de son univers. L'homme dans l'espace, ce n'est pas seulement la gloriole d'un moment, l'exaltation des vainqueurs d'une course à l'extrême. C'est aussi, ce doit être, l'emprise de l'intelligence sur des variables jusqu'ici non maîtrisées, voire non mesurables ».
Je ne vous ferai pas l'historique des vols habités même si le vol de Gagarine et de ceux qui l'ont suivi depuis 45 ans ont largement contribué au « spectaculaire » de l'aventure spatiale, et au support apporté à la conquête et à l'utilisation de l'espace. Je ne vous rappellerai pas tous les défis que l'aventure spatiale a remportés, ni tous les challenges qu'elle s'apprête à relever au service de toute la société. D'autres l'ont fait brillamment il y a quelques instants.
Je ne vous détaillerai pas une « feuille de route » des vols habités que personne ne sait écrire aujourd'hui. Saint-Exupéry disait très justement : « Pour ce qui est de l'avenir, il ne s'agit pas de le prévoir mais de le rendre possible ».
Entre le « pourquoi faire ? », le « faire sans pourquoi » et le « comment faire ? », la froide rationalité, comme le disait le président Lebeau, n'est pas le moteur de l'aventure, mais elle reprend tous ses droits lorsqu'il s'agit d'en déterminer les moyens et d'en définir les stratégies. L'aventure humaine, quelle qu'elle soit, n'est jamais tracée d'avance pas même par ses succès, ni par ses échecs.
Entre les motivations politiques, économiques, identitaires, scientifiques, le désir de l'humanité de pousser l'audace toujours au-delà de la frontière déjà explorée, et les contraintes budgétaires, techniques et d'agenda, l'avenir de l'exploration spatiale humaine repose entre les mains d'êtres conscients de devoir poser des choix, prendre des décisions, les mettre en œuvre et en assumer les conséquences. Jacques Arnould nous aide à réfléchir en disant qu’ « /'/ faut pour cela de la sagesse et un savoir partagé pour prendre en considération l'avenir pas seulement de l'ISS, d'une base permanente lunaire ou d'une mission vers Mars, mais celui de l'humanité entière ».
Où l'humanité s'arrêtera-t-elle dans sa course vers les étoiles (alors que le tourisme spatial ouvre l'écoutille à des astronautes non professionnels, avec la réussite du Space Ship One pour le X prize, et la préparation à la Cité des Étoiles de Greg Olsen, troisième touriste spatial après Denis Tito et Mark Shuttleworth) ? La question fait rêver les passionnés férus d'anticipation technologique pour qui l'humanité non seulement explore, conquiert mais colonise pour éventuellement survivre. Elle fait frémir ceux qui s'inquiètent d'une telle démesure humaine, du maintien d'une telle source de gaspillage de matière grise et de moyens financiers au moment où le monde traverse une crise généralisée, où nous nous apprêtons à l'ONU à réitérer notre volonté de remplir les objectifs du Millénaire dans l'urgence des besoins en matière de développement, de pauvreté, de crises humanitaires, de gestion des ressources en eau, de développement durable pour préserver notre planète, de sécurité collective pour affronter les nouvelles menaces du terrorisme et la cruauté des catastrophes naturelles.
La question est sérieuse. Elle méritera d'être débattue largement.
Une chose est de réussir une « première », une autre aussi périlleuse et difficile est de lui offrir un véritable avenir, durable et compatible avec les attentes de l'humanité, une autre encore de lui prévoir ou de lui imposer une « dernière ». Hubert Curien avait un jour confié ce vœu de revenir sur terre dans un millénaire pour voir ce que des générations de savants auraient su découvrir. Visionnaire, il nous a légué un héritage sur lequel bâtir avec courage et lucidité, en se souvenant que quand la prudence est partout, le courage n'est nulle part.
Bien sûr, en 15 ans, le contexte politique, socio-économique a considérablement évolué, mais nous sommes aujourd'hui confrontés au choix des possibles. Les États-Unis, par la voix du président Bush en janvier 2004, ont présenté une réorientation de leur programme spatial en proposant leur « Space Exploration Initiative » avec une vision à long terme d'un programme d'exploration robotique et humaine prenant pour cible la Lune puis la planète Mars, ouvert à la coopération internationale, précisé par une architecture complexe associant un CEV (crew exploration vehicle) opérationnel en 2012, un lanceur dédié aux équipages capable de mettre 25 tonnes en orbite basse, un lanceur lourd pour des missions au-delà de l'orbite basse, des missions lunaires automatiques puis habitées à partir de 2018 et des missions martiennes avec 6 mois de voyage et 500 jours à la surface. La mobilisation est là pour pousser l'exploration au-delà de l'orbite basse actuelle.
Des incertitudes pèsent sur l'orbite basse où tourne une station spatiale internationale, infrastructure superbe (dans laquelle j'ai eu la chance et l'honneur de travailler en 2001), mais incomplète. Station qui était l'emblème de la coopération internationale il y a 10 ans, dans laquelle l'Europe a beaucoup investi avec des résultats déjà importants, mais un potentiel largement inexploité (Columbus, ATV). La séquence d'assemblage et l'exploitation dépendent des scénarios de revol de la navette américaine, les vaisseaux russes Soyouz et Progress assurant actuellement l'essentiel d'un fonctionnement limité par un équipage de 2 astronautes et une faible capacité d'emport et de retour.
L'Europe dispose d'une communauté scientifique et d'une capacité industrielle lui ayant permis de s'affirmer comme une puissance spatiale majeure. La France grâce au CNES a su tracer et consolider ce chemin ambitieux, l'Allemagne et d'autres états européens ont su se mobiliser pour étoffer considérablement les programmes, l'ESA a su fédérer, générer, développer les compétences indispensables à ces objectifs, et l'Union européenne a décidé de porter la politique spatiale européenne à un niveau institutionnel qui lui ouvre d'immenses opportunités. Mais l'Union européenne n'a pas encore franchi des étapes indispensables à son projet européen et à son rôle d'acteur global. La politique spatiale européenne et le programme spatial européen sont des éléments majeurs d'une construction européenne politique, économique, scientifique, citoyenne, structurante et fédératrice pour l'ensemble de ses états membres, levier d'une action internationale comme partenaire majeur. Le conseil ministériel de l'Espace de cette fin d'année devra le prendre en compte, dans un climat d'hésitations et d'insatisfaction bien compréhensible.
D'autres puissances spatiales se redressent (la Russie) ou s'affirment (le Japon, la Chine, l'Inde). Les désirs de non-dépendance, d'autonomie qu'il s'agisse d'autonomie complète ou d'autonomie négociée nous amènent à redéfinir ou amplifier nos stratégies de coopération, la Russie étant l'un de ces partenaires clés pour un dialogue harmonieux et équilibré avec nos partenaires américains.
Voilà de bonnes et sérieuses raisons de réfléchir. L'exploration spatiale avec l'Europe et ses États, acteurs majeurs de cette aventure scientifique et technique, est une évidence, et elle se poursuivra sur un chemin déjà jalonné de réussites époustouflantes (Smart 1, Huygens, Mars Express pour les plus récentes), avec des étapes lunaires et martiennes déjà bien structurées au sein du programme Aurora de l'ESA (ExoMars, puis retour d'échantillons martiens), et de coopérations internationales à organiser, basées sur l'excellence, propices à la découverte, « fabricateur d'enthousiasme » et de rêve pour de jeunes générations avides d'engagement intelligent.
Mais l'homme dans tout cela me direz-vous, et la femme bien sûr ?
Être de rêve et d'imagination, d'espérance et de confiance, l'homme est aussi un être de sensation et d'expérience. L'aventure humaine peut-elle être « désincarnée » ? (Je rends ici hommage aux femmes et hommes, ingénieurs, chercheurs, décideurs, sans qui tout ce que nous avons fait et appris n'aurait pas été possible et qui m'ont permis comme à quelques centaines d'autres privilégiés d'être « astronaute » et de porter pendant quelques jours le regard « des dieux » sur notre planète et notre univers).
Pourquoi est-ce que je vous parle des dieux, j'ai bien les « pieds sur terre » et je ne crois pas avoir « la grosse tête » ? L'air et l'espace sont longtemps restés le domaine des dieux, ils étaient un rêve pour l'humanité et un jour le rêve est devenu réalité. On me demande souvent quand a commencé pour moi cette vocation, à quel moment j'ai ressenti l'appel. Et de raconter mon émotion de petite fille absorbant chacun des instants magiques de cette nuit de juillet 1969 où, pour la première fois, l'homme a mis le pied sur la Lune. J'avais été préparée à cela quelques mois plus tôt par la découverte, en cours de grec à l'école, de l'auteur satirique Lucien de Samosate (je bénis encore mon professeur de ces moments de bonheur littéraire). Nous avions traduit des passages de l'« Histoire vraie » où j'avais découvert les Luniens et la cocasse bataille sur un ring fait de toile d'araignée où évoluaient des armées de salades ailées, de moineaux glandes et autres centaures, nous avions traduit des passages de l'«Icaroménippe» où le philosophe Ménippe, l'homme qui s'élève au-dessus des nuages, s'élance en direction de la Lune et observe les hommes dans leurs luttes intestines, les querelles déclenchées à propos des frontières d'un pays qui lui font dire : « Grâce à leur esprit, les hommes devraient plutôt chercher à élargir leur savoir aux dimensions du cosmos, en devenir de vrais citoyens, dépasser leur condition terrestre, dénoncer la vanité, l'injustice des inégalités et des divisions sociales, l'absurdité de la guerre ». Quelle intelligence, quelle leçon !
Certains auront peut-être remarqué les noms des missions spatiales que mon mari Jean-Pierre Haigneré et moi-même avons réalisées entre 1996 et 2001 : Cassiopée en 1996, Perséus en 1998 et Andromède en 2001. Ce sont mes souvenirs des Métamorphoses d'Ovide toujours en ces mêmes années 1968-69, et un témoignage de notre détermination à aider le destin dans un contexte où personne n'avait encore planifié les missions successives. La mission Cassiopée ayant eu lieu en 1996, une seconde mission de Jean-Pierre étant prévue, il nous a semblé possible de laisser la porte ouverte à un autre vol et là, le nom des missions s’imposait pour notre famille d'astronautes. Je vous rappelle l’histoire : Persée après avoir tué la Méduse s'arrête dans le royaume d'Ethiopie où il voit une belle jeune fille enchaînée à un rocher battu par des vagues furieuses et livrée à un monstre marin ; il s'agit d'Andromède, jeune princesse qui paie le prix de l'orgueil de sa mère Cassiopée qui a déclaré que sa fille était plus belle que les Néréides, nymphes de la mer. Persée monte sur le dos de Pégase (clin d'œil à la mission que Léopold Eyharts vient d'effectuer en 1997) et tue le monstre marin, il délivre Andromède qui devient son épouse. Rassurez-vous, Cassiopée a payé son imprudence, elle est très inconfortablement allongée dans le cosmos dans un W bien repérable, et notre fille ne s'appelle pas Gorgophoné mais Caria.
Je n'évoquerai pas toute la littérature mêlant philosophie, science et technique qui a contribué à l'intérêt séculaire pour les questions de l'origine de la vie et la pluralité des mondes qu'il s'agisse de Bernard Le Bovier de Fontenelle, de Giovanni Schiaparelli, de Camille Flammarion et bien sûr de Jules Verne en cette année du centenaire de sa mort, qui a permis à tant de générations d'avoir le cœur battant en se disant : « il y a encore des aventures à vivre ».
J'ai eu la chance de vivre cette aventure et de porter pour chacun le rêve, j'ai eu la chance de la raconter, de le partager, le transmettre. Et les questions les plus fréquentes sont : qu'est-ce que l'on ressent ? Abasourdi par les forces d'accélération ou libéré de la pesanteur en flottant en 3 dimensions, qu'est-ce que l'on voit par le hublot ? Et de raconter cette perception d'une planète belle et fragile, finie et isolée dont nous sommes responsables pour les générations à venir, touche beaucoup plus le public que le rétrécissement ou l'agrandissement du « trou d'ozone ». Et cette question de l'« expérience » si bien analysée par le professeur Michel Serres lors de son magnifique discours à l'occasion des 40 ans du CNES, me semble si pertinente dans notre propos d'aujourd'hui.
Que pouvons-nous faire et que NE pouvons-nous PAS faire sans le corps, jusqu'où pouvons-nous aller sans présence réelle ? C'est le débat qui oppose le présentiel et le virtuel, dans la communication proche et à distance. Michel Serres dit : « Dans un monde de réseaux et signaux, l'ultime question concerne la présence, le témoignage, les actes et l'être même du corps. Lorsque ce sont les réseaux qui se chargent du savoir et du travail, le bien le plus rare devient l'expérience, un supplément de corps. Quand nous abandonnons les vols habités, nous disons : ils coûtent trop cher. À l'inverse de cette évidence plate, le calcul à ces limites évalue le prix de l'Incarnation ».
Je n'ai pas poussé l'analyse intellectuelle à ces limites, mais par « expérience », je peux vous dire que cela est vrai, j'en ai eu mille témoignages lors de mes multiples contacts qu'ils soient avec un citoyen de la rue ou un chef de gouvernement, et tant mieux si des milliers de jeunes filles et jeunes garçons se sont lancés dans des études et des carrières scientifiques après nous avoir entendus.
Voilà pour ma contribution d'astronaute, ma contribution de politique pour terminer.
Vous avez perçu, je pense, ma frustration d'Européenne qui souhaite voir se renforcer une Europe politique, présente dans le monde, attractive, porteuse de projets, de croissance partagée, à la pointe de l'économie de la connaissance par la qualité de sa recherche, de ses industries, de ses services, de son système d'éducation. Nous avons, avec la politique spatiale européenne dans toutes ses composantes, la plus belle matière qui existe pour cette Europe-là.
Ayant été en charge de la politique spatiale lors de mes fonctions au ministère de la Recherche, je sais aussi quitter le « regard des dieux » pour retrouver la froide rationalité qui fait se croiser dans l'arbre de décision les raisons politiques, économiques, budgétaires, techniques et scientifiques.
- Pour le court terme et le devenir de la station spatiale internationale, nous sommes en situation de dépendance par rapport à nos partenaires américains, chacun avec ses engagements, que tous disent encore pouvoir respecter au mieux des intérêts de chacun. Faisons en sorte de valoriser le mieux possible les investissements déjà faits, d'offrir les opportunités de recherche à notre communauté scientifique, de préserver nos compétences industrielles et de ne pas « la mort dans l'âme » arriver à des points d'achoppement non réversibles.
- Pour le moyen et long terme, donnons-nous les possibilités de préparer l'avenir. Il y a encore bien des contraintes techniques à lever (ce qui va au-delà des considérations budgétaires, même si elles sont en partie liées) qu'elles portent sur l'accès à l'espace à partir et au-delà de l'orbite basse, qu'elles soient liées à la réalité de nos moyens en support aux astronautes des missions lunaires et martiennes. C'est dans le choix de nos partenaires que nous saurons agrandir la palette des possibles. Permettez-moi en tant que astronaute et médecin de soulever les questions de l'environnement extrême : support vie, radiations, isolement, confinement, physiologie de la microgravité en particulier avec ses conséquences sur le système musculo-squelettique lors des séjours de très longue durée... Nous avons des données partielles obtenues lors des vols déjà effectués, nous faisons des simulations lors de bed test ou de recherche dans l'Antarctique dans la station Concordia, nous bénéficions d'une communauté internationale de haut niveau pour préparer l'avenir et en faire bénéficier le quotidien au présent.
L'exploration spatiale humaine est un défi à l'échelle de l'humanité, que l'humanité ne peut ignorer. Nous ne pouvons figer le cadre aujourd'hui, l'Europe doit y prendre sa juste place, au rythme approprié, avec les partenaires compétents et motivés, dans un programme mondial.
Être acteur du monde, c'est l'être dans le présent, mais c'est aussi se projeter vers l'avenir de l'humanité avec confiance et responsabilité.
Quels seront les choix de nos petits-enfants et arrières petits enfants lors de la « ministérielle » internationale de 2030 ? Je ne le sais pas, nous n'y serons pas, mais c'est notre honneur et notre grandeur aujourd'hui que de leur donner le choix des possibles. Hubert Curien sera par l'esprit dans la salle, et chacun pensera à lui, comme nous tous aujourd'hui, en rendant hommage à la lumière qu'il nous donne, celle de l'esprit et du cœur.
J'avais terminé mon discours en hommage à Hubert Curien le 14/03/2005 par une de ses phrases : « Mon discours est trop plein de nuances pour qu'il soit très efficace, mais si c'était le contraire, il le serait encore moins ».
Je resterai toujours, avec fierté, l'élève d'un tel maître.