30 Novembre 2016

François d'Aubert

Ce sont des sentiments mêlant estime, respect et amitié pour le regretté Professeur Curien, qui nous ont tous réunis cet après-midi, autour de sa mémoire.

Hommage à Hubert Curien Académie des sciences/le 14 mars 2005

Des différents éclairages qui viennent d'être apportés, et qui ont à juste titre rendu hommage au scientifique éminent, au grand serviteur de l'État et à l'Européen de cœur que fut Hubert Curien, je retiendrai comme point d'orgue la belle et sincère unanimité qui s'est fait jour.
A l'évidence, cette convergence a pour source la personnalité à plus d'un titre exemplaire du Professeur Curien, ainsi que le dévouement profond à la Recherche qui l'animait.

Comme vous le savez, Hubert Curien fut d'emblée un exemple de notre méritocratie républicaine. Fils d'un receveur municipal et d'une institutrice, il fut admis au prestigieux lycée Saint-Louis en classes préparatoires, puis il fut reçu aux concours de l'Ecole normale supérieure de la rue d'Ulm, qu'il intégra, et de l'École polytechnique.

Exemplaire, Hubert Curien le fut aussi par ses qualités humaines. Son statut de scientifique éminent, et bientôt de grand commis de l'État, ne retrancha jamais rien à sa simplicité, qu'il attribuait à ses origines de montagnard vosgien, ni à son humour et son franc parler. Il déclarait ainsi avec lucidité et clairvoyance à propos de la recherche fondamentale : "la recherche fondamentale, c'est un peu comme Christophe Colomb découvrant l'Amérique ; quand il est parti, il ne savait pas où il allait ; quand il arrivait, il ne savait pas où il était et cependant il a découvert l'Amérique... Il n'est pas possible de dire à quelqu'un qui se consacre à la recherche fondamentale : n 'allez pas par là, c 'est ridicule, vous ne trouverez rien."

Mais c'est surtout par son sens aigu de l'engagement que le Professeur Curien demeure une référence pour tous. S'il est dans chaque vie une expérience fondatrice, dans laquelle peuvent se lire les choix existentiels premiers et toute l'orientation d'une destinée, c'est sans doute celle de la Résistance pour Hubert Curien.

Bien des années plus tard, il livra cette anecdote des plus éclairantes : ses camarades de classes préparatoires n'avaient selon lui rien connu de la guerre, hormis les tickets de rationnement, et ils étaient donc demeurés -je cite- des "spectateurs". C'est là une clef essentielle. Refuser d'être un spectateur, s'engager, tel est le fil directeur qui court à travers sa vie.

Une fois l'épreuve de la guerre passée, ce fut à la Recherche qu'il voua l'essentiel de son existence. Les hommages multiples qui viennent de lui être rendus ont su le mettre en lumière point par point. Au cœur de cet engagement se trouve une conviction fondamentale : la science et la technologie -et je cite à nouveau Hubert Curien- doivent "imprègne[r] toujours plus les actions humaines".

Les fonctions éminentes qui lui échurent, d'abord au CNRS, puis comme Délégué Général à la Recherche Scientifique et Technique, et enfin comme président du CNES et de l'Agence spatiale européenne, lui permirent d'œuvrer sans relâche en ce sens.
En tant que Ministre délégué à la Recherche, je souhaiterais rendre tout particulièrement hommage à son action à la tête de ce ministère, action qui aujourd'hui trouve un écho singulier. En son temps, le Professeur Curien sut en effet maintenir la priorité de la Recherche. C'est ainsi que de 1988 à 1993 l'effort public qui lui était consacré augmenta de 15% en termes réels.

Pleinement conscient du lien si nécessaire entre la recherche et l'innovation, il fonda également le RDT, Réseau de développement technologique, destiné à diffuser la technologie vers des PME peu familiarisées avec le processus d'innovation, préfigurant ainsi les RRIT.
C'est sur cette même voie que nous nous employons aujourd'hui à relancer la Recherche, à travers le redressement de l'effort financier national, le soutien à la recherche fondamentale et le ranforcement de ses applications.

Le Professeur Curien fut un artisan habile et un inlassable promoteur du développement scientifique de notre pays ; mais il restera aussi dans notre mémoire sous les traits d'un éminent architecte de la Recherche européenne.

Naturellement, sa contribution la plus éclatante fut son engagement sans faille en faveur de l'Europe spatiale, d'autant plus essentielle que les États-Unis et l'URSS risquaient à l'époque de monopoliser entièrement les technologies spatiales et l'accès à l'espace.

Mais à vrai dire, les initiatives de coopération scientifique soutenues ou impulsées par Hubert Curien foisonnent : citons seulement sa défense opiniâtre du programme technologique Eurêka [de concert avec son homologue allemand, M. Genscher], l'installation du synchrotron européen de Grenoble (l'ESRF), la création de la Fondation européenne de la science, le lancement des premiers programmes européens de mobilité des chercheurs, du programme Esprit [le Programme stratégique européen de recherche et de développement relatif aux technologies de l'information] ou bien encore son action à la présidence du conseil du CERN de 1994 à 1996.

Hubert Curien était un Européen pragmatique, convaincu que l'Europe constitue le nouvel espace naturel dans lequel la Recherche est appelée à se déployer. Mais il était avant tout fidèle à la démarche "fonctionnaliste" des pères fondateurs de la construction européenne : à leur instar, il poursuivait délibérément -et je cite Hubert Curien- le "grand dessein (...) de structurer une Europe harmonieuse, en commençant autour d'actions où le ciment prend le mieux, comme les actions scientifiques ou technologiques".

Pour ses qualités humaines, pour sa contribution à la Science, mais aussi à l'élaboration d'une véritable Europe de la Recherche, efficace et ambitieuse, le Professeur Curien restera pour nous tous un modèle exceptionnel. Au terme de cet après-midi d'hommage à sa mémoire, c'est sur cette valeur d'exemple que je veux conclure.

En homme perpétuellement tourné vers l'avenir, Hubert Curien avait un jour confié ce vœu : "Je voudrais revenir sur terre, un instant, dans mille ans, juste le temps de voir ce que trente générations de savants auront su découvrir, et entendre ce que les hommes de science seront alors en humeur de dire".

S'il est aujourd'hui une certitude, c'est que ces savants, ces hommes de science de demain, bâtiront sur l'héritage légué par Hubert Curien.