Claude Allègre
Académie des sciences/Hommage à Hubert Curien le 14 mars 2005
C'était un professeur lumineux. Dans un laboratoire où, après Mauguin et Wyart, la pédagogie était une tradition, il était dans cet exercice le meilleur. Avec cette qualité des grands pédagogues d'aller tout de suite à l'essentiel, d'identifier où étaient les difficultés et donc de clarifier l'exposé dès le début, puis de moduler la vitesse d'exposé en fonction des difficultés.
Nous, étudiants, l'adorions, d'autant plus qu'à l'examen, son équité de jugement s'alliait toujours avec une bienveillante gentillesse.
Quelques années plus tard, alors que nous commencions à mettre en place le premier enseignement de géochimie à Paris, au niveau du troisième cycle, nous étions quatre jeunes scientifiques et nous n'avions pas encore terminé notre thèse d'état, Hubert Curien avec René Dars, Jacques Faucherre et Yves Rocard avec qui il gardait des liens d'amitié anciens, nous donna son patronage administratif pour créer un laboratoire dans une usine désaffectée (l'université de Jussieu n'était pas construite) et un enseignement de 3ème cycle dans lequel il enseigna la thermodynamique pour géologues.
Je me souviens d'Hubert Curien participant à une excursion en Galice où il surprit tout le monde par ses connaissances géologiques et ses questions judicieuses, montrant qu'il appréciait les problèmes tectoniques pourtant bien éloignés de la minéralogie.
Tout naturellement, il fut le rapporteur de ma thèse d'état car il y avait peu de monde qui s'intéressait de manière compétente alors à l'utilisation des isotopes en Sciences de la Terre. À cette période, il commençait à être très occupé. La Faculté des sciences de Paris en expansion avait obtenu la construction de ce qu'on appelait alors la Halle aux vins et une nouvelle université naissait en un lieu qui nous paraissait bien lointain, Orsay.
Cristallographe et minéralogiste, partagé entre la physique et les sciences de la Terre, Hubert Curien était Président de la Commission de physique des deux Facultés des sciences (Paris et Orsay).
L'aménagement à la Halle aux vins, allié à la décentralisation à Orsay, posait dans beaucoup de laboratoires de physique des problèmes délicats de partage de matériel et d'hommes conduisant souvent à des conflits de personnes. Jeune président, mais déjà unanimement respecté, Hubert y a maintenu l'harmonie faisant preuve de talents diplomatiques qui sont, il est vrai, chez les Curien, quasiment d'origine génétique.
Malgré des charges de plus en plus lourdes, il était toujours disponible pour nous lorsqu'on avait à le voir pour un conseil ou une aide. Il nous recevait le matin dans son petit bureau de la Sorbonne avec toujours une grande gentillesse, une grande simplicité, mais un sens du concret qui évitait les pertes de temps.
Et puis, comme on le sait, il commença alors une carrière dans l'administration de la science qui allait être brillante. On s'est beaucoup interrogé à l'époque pour savoir pourquoi ce jeune Professeur si brillant (il avait été nommé Professeur avant trente ans), espoir de la cristallographie européenne, quittait son laboratoire. Au risque de dévoiler quelques secrets, je crois que ce choix a résulté de deux circonstances. D'une part, il voyait l'émergence de la physique du solide que développaient en France ses amis Pierre Aigrain et Jacques Friedel vers laquelle il aurait voulu engager plus nettement le laboratoire de cristallographie et minéralogie de Paris, mais il sentait des résistances internes et non des moindres.
D'autre part, Pierre Jacquinot, en réponse à une menace de dissolution du CNRS, avait créé des Directions scientifiques et réorganisé l'organisme. Il avait proposé la Direction de la physique à Hubert Curien. C'était une opportunité exaltante, - reconstruire le CNRS -, qu'il ne pouvait refuser dans une période de crise pour la recherche française.
Ensuite, il va si bien réussir qu'il deviendra Directeur Général du CNRS, Délégué Général à la recherche scientifique, Président du CNES, puis Ministre. Durant toute cette carrière administrative, nous ne nous sommes jamais perdus de vue. Et sa disponibilité fut toujours très grande pour moi, mais aussi pour tous les jeunes qui avaient besoin d'aide. Il est toujours resté très proche des problèmes quotidiens, des difficultés que rencontrent les chercheurs dont il est toujours resté très proche par l'esprit. Il continua à faire ses cours de 3ème cycle sur la théorie des groupes de symétrie et à fréquenter assidûment son laboratoire où, scientifiquement, il restait la référence ultime pour tous, jeunes comme chercheurs chevronnés. Il était "le patron".
Je ne vais pas énumérer les brillants succès qu'Hubert Curien a accumulés dans sa carrière d'animateur de la science française, d'autres le feront ce soir bien que, là aussi, mais d'une autre manière, nos parcours se sont croisés puis succédés. Je voudrais par contre me focaliser sur un aspect particulier qui concerne les sciences de la Terre.
Cette discipline a connu, on le sait, une révolution profonde dont on peut dire, pour résumer, qu'elle est passée d'une discipline qualitative et très descriptive à une discipline quantitative, explicative très proche de la physique et de la chimie.
Si la France a pu prendre dans cette révolution une place qu'elle n'a à envier à aucune autre discipline, même les mathématiques, c'est largement à Hubert Curien qu'on le doit.
Ce que j'ai esquissé plus haut pour mon propre groupe n'est qu'un exemple parmi d'autres, car il a systématiquement aidé et encouragé tous les groupes de jeunes qui étaient engagés dans cette révolution. Depuis l'étude des échantillons lunaires jusqu'au développement des sciences de la mer, le développement de la physique des matériaux terrestres - proche de sa discipline - jusqu'à l'utilisation de l'espace à des fins géophysiques qu'il put efficacement aider, au CNES bien sûr, il n'a cessé d'aider les équipes engagées dans les voies de la révolution scientifique des sciences de la Terre.
Pour terminer, je voudrais parler d'un aspect qui est peut-être moins connu. Hubert Curien était toujours un homme courtois, pondéré, plein de sagesse, diplomate dont l'intelligence brillante - il comprenait avant que vous ayez fini d'expliquer - n'était jamais ostentatoire. Ce qui ne l'empêchait pas d'aider les jeunes lorsque ces derniers étaient turbulents, peu conformistes, dérangeants, mettant en cause les résultats acquis ou les puissances établies, et cette défense s'est manifestée plusieurs fois de manière nette, quitte à s'opposer à ce que l'on appelle l'establishment et ce n'est pas seulement de souvenirs personnels dont je parle. Car Hubert Curien avait la qualité indispensable pour ceux qui animent une équipe, un laboratoire, un ministère chargé de la Science, il avait bon goût scientifique. Il savait d'un coup d'œil distinguer ce qui était prometteur, innovant, porteur d'avenir, de ce qui l'était moins. Il encourageait l'un sans pénaliser l'autre.
Mon cher Hubert, au nom de toutes les sciences de la Terre françaises que tu as aidées, soutenues et comprises, je t'adresse aujourd'hui avec une infinie tristesse cet hommage d'admiration, de reconnaissance et d'amitié confraternelle. À l'Académie, où nous profitions régulièrement de ta sagesse, mais aussi de ton humour et parfois aussi de quelques coups de griffe que tu avais trop longtemps maîtrisés, tu vas nous manquer, tu vas en tout cas me manquer.
Recevez Madame, Mesdames et Messieurs membres de sa famille, les sincères condoléances de toute la communauté des Sciences de la Terre et les miennes toutes particulières que j'ose dire presque filiales.