29 Novembre 2016

Christophe Desprez

Discours de Christophe Desprez

Hommage à Hubert Curien Académie des sciences/le 14 mars 2005

Hubert Curien a été ministre de la Recherche pendant près de 7 ans : dans les gouvernements de Laurent Fabius de 1984 à 1986, puis, de 1988 à 1993, dans ceux de Michel Rocard, Edith Cresson et Pierre Bérégovoy.

Pendant toute cette période, il était entouré d'un Cabinet relativement restreint, entre sept et dix personnes en permanence. Nous sommes ainsi au total une petite trentaine à l'avoir accompagné pendant toutes ces années.

Ce groupe de conseillers est resté très uni, et, au-delà des contacts que nous avons conservés par petits groupes, nous avions beaucoup de plaisir à nous retrouver chaque automne le 30 octobre autour du ministre pour fêter son anniversaire. Nous avions ainsi il y a quelques mois fêté ensemble ses 80 ans et lui avions offert la traditionnelle cravate choisie par Marie-Claude Ledur.

Nous nous retrouvions aussi chaque année, depuis plus de dix ans, tous ensemble à la campagne un dimanche de mai ou de juin pour une sorte de pique-nique géant, avec conjoint et enfants. Tous ses anciens conseillers de 1984 à 1993 s'efforçaient d'être là pour cette belle journée, toujours ensoleillée. C'était, m'a dit Madame Curien récemment, comme une grande famille réunie autour du ministre. Il en était je crois très heureux. Nous étions nous aussi heureux de nous retrouver, heureux de le retrouver avec Perrine.

Hubert Curien était un homme bon, qui incitait ses collaborateurs à la patience et à la modestie. Quand, après un exposé argumenté de notre part, il concluait "Vous avez raison, avançons dans ce sens,"

nous savions que nous étions dans la bonne direction. Quand il fronçait l'un de ses sourcils broussailleux et nous disait "vous croyez ?", nous comprenions que nous n'avions pas convaincu ; alors, il consultait ; il recevait énormément de chercheurs, de patrons de laboratoires ou d'organismes ; il écoutait, et peu à peu se forgeait une opinion ; c'était sa façon de travailler, à l'écoute en permanence de la science en marche. Il était toujours au contact de la science, en visite en France ou à l'étranger. Il était passionné par la science, par toutes les sciences, et par les hommes et les femmes qui la font.

Quand, parfois, pour une raison quelconque, un déplacement était annulé et une grande journée de son emploi du temps toujours chargé devenait soudain libre, il tournait rapidement comme un ours en cage. Il sortait de son bureau et faisait le tour de ses collaborateurs du cabinet ou des services pour parler. Toujours à l'écoute des uns et des autres.

Et lorsqu'il s'était convaincu de la justesse d'un choix d'organisation de la recherche, de la nécessité de lancer une initiative ou un grand programme, régional, national ou international, alors il prenait son bâton de pèlerin pour construire un consensus autour de ce projet. Il n'y avait pas meilleur ambassadeur de la recherche, bien sûr pour la représenter mais aussi et surtout pour fédérer, pour concilier des points de vue  contradictoires. Quel formidable diplomate il était, patient, modeste et toujours convainquant !

Il a ainsi contribué personnellement, avec beaucoup d'efficacité, au lancement de grandes initiatives européennes en matière de recherche ou d'espace, à créer au plan national un élan, et une méthode, pour le choix des grands équipements scientifiques, à fédérer les énergies en faveur de la recherche médicale, en particulier sur le génome humain, où il fallait faire cohabiter harmonieusement les différents organismes publics et les institutions privées qui s'y consacraient, ce qui n'était pas simple.

Il a su trouver les bons équilibres entre recherche fondamentale et recherche appliquée, faire émerger et financer de grands programmes de recherche industrielle. Il a lancé la "fête de la science" qui je crois a beaucoup rapproché la recherche de nos concitoyens.

Mais il savait que son action ne pouvait se résumer au lancement de ces grands projets. Il savait que la science se construit sur le long terme, en lui donnant au quotidien un environnement favorable. Il a ainsi veillé à ce que soit poursuivi le formidable élan qui avait été donné au Budget Civil de Recherche et Développement au début des années 80. Année après année il a protégé ce budget, protégé l'emploi scientifique, permis leur progression régulière y compris pendant les années budgétairement difficiles. Jamais, tant qu'il était aux commandes, cet effort ne s'est relâché. Il inspirait par sa personne le respect des ministres du budget et des finances successifs, et obtenait l'essentiel de ce qu'il souhaitait. Et quand il fallait se battre en remontant au niveau du Premier ministre ou du Président de la République, il le faisait avec détermination et mesure et finissait par triompher. Anne Lauvergeon, qui, auprès de François Mitterrand, nous a beaucoup aidés au début des années 90, pour permettre la poursuite de cet effort alors que la conjoncture économique se retournait, peut en témoigner.

Et tout cela, il le faisait discrètement, sans "esbroufe". Je me souviens d'une sortie d'un conseil des ministres, où Jack Lang et Hubert Curien venaient de faire une communication sur la culture scientifique et technique. Les journalistes se précipitent sur le tapis rouge disposé au début de la cour de l'Elysée pour les prendre en photos. Et là, Hubert Curien se recule, pour que le ministre de la Culture, ou était-ce déjà de l'Éducation ? apparaisse mieux sur les photos. Comme je m'en étonnais à la lecture de la presse du lendemain, puisque c'était Hubert Curien qui était le principal artisan de cette communication, je m'entendis répondre "Mais Christophe, cela n'a aucune importance, et, en plus, cela fait tellement plaisir à Jack ..."

Hubert Curien était un homme simple et modeste, qui ne recherchait pas la notoriété ; mais il aimait être aimé. L'estime de ses collègues scientifiques était pour lui importante ; votre présence aujourd'hui prouve je crois, s'il en était besoin, qu'elle lui était acquise. Il aimait aussi séduire ; c'était je crois un formidable séducteur. Ses yeux pétillants, ses sourcils broussailleux, sa très grande gentillesse contribuaient à ce charme ; je suis convaincu que cette séduction naturelle, alliée bien sûr à ses talents intellectuels, a beaucoup contribué à la réussite de ce grand diplomate de la recherche que nous avons tous connu, admiré et aimé.

La dernière fois que j'ai vu Hubert Curien, c'était au domicile d'Edouard Brézin, avec nos épouses respectives, un peu avant Noël. Merci, cher Edouard, de nous avoir donné cette joie, et de nous réunir aujourd'hui. Depuis, nous avions échangé nos vœux. "Christophe", m'avait-il écrit,  "ce fut un rare bonheur de travailler avec vous". J'en avais été très touché et troublé ; Hubert Curien n'avait pas l'habitude d'exprimer ainsi ses sentiments. Ce propos, il l'adressait me semble-t-il à travers moi à toute la "famille" de conseillers que j'évoquais tout à l'heure. En cette journée d'hommage, je voulais simplement lui répondre aujourd'hui en leur nom "Monsieur le ministre, ce fut pour nous tous un rare bonheur de travailler pour vous".