Nicolas Curien
Texte prononcé lors de la Messe à Cornimont le 9/2/2005
Rappelle toi lorsque tu prenais Ninet par la main, été après été, et que nous gravissions ensemble, à quelques pas d’ici, le sentier escarpé de la Grand’Roche. Vue d’en haut, l’église qui nous assemble aujourd’hui perdait un peu de son imposante solennité. Par l’effet de recul, s’inscrivant dans la perspective générale du village, elle prenait à mes yeux d’enfant une allure moins austère et plus familière. Et voici que c’est à moi, maintenant, de t’accompagner sur un autre sentier, celui-là totalement inconnu des cartes d’état-major. Depuis le chœur de cette nef, j’aimerais tant savoir retrouver les bienfaits passés de l’effet de recul. Mais beaucoup d’eau devra couler sous le pont de la Moselotte, avant que les tenailles de la douleur ne libèrent un souvenir apaisé.
Cet automne, à l’occasion de ton 80ème anniversaire, j’avais fait le compte de tes quelque deux milliards et demi de secondes. Tous alors, nous espérions t’escorter longtemps encore, allure portante, vers le cap des trois milliards, l’escale reine des navigateurs au long cours. Mais, sans prévenir, ton brusque plongeon dans les mers de l’intemporel a déjoué mes hypothèses de calcul, nous prenant, et de vitesse, et de court. Malgré toi, malgré nous, te voilà donc en partance pour le dernier de tes nombreux voyages, cette fois hélas sans réservation de retour.
Erwan et Chloé, bien que frappés par la foudre, ont ardemment souhaité se tenir debout à mes côtés, afin de m’éclairer dans notre ultime dialogue, d’y insuffler toute la ferveur de leur amour. Leurs larmes confluent avec celles de Rémi, Audrey, Mathilde et Julie, assis là, tout près de toi. Comme tu le lis sur nos visages bouleversés, comme tu l’entends dans nos voix brouillées, les parois entre générations n’offrent aucune résistance aux torrents de l’émotion et du chagrin : nous sommes réunis dans la même tristesse, et déjà dans le même manque, puits sans fond qui se creuse en nous à un rythme vertigineux.
D’autres, plus qualifiés, rendront hommage à l’homme de science, à l’artisan des technologies, à l’homme d’Etat, que tu étais tout à la fois. Au nom de ta famille et de tes proches, c’est au parent ou à l’ami que je m’adresse ici, davantage qu’à l’Académicien ou au Ministre. Néanmoins, cette intégrité sans faille, que reconnaissent en toi tous ceux qui t’ont côtoyé, est avant tout une grande Unité, si bien que la personne privée n’est en définitive guère différente du personnage public.
Longue est la liste des qualités que l’on te prête généralement : intelligence, discernement, finesse, clairvoyance, détermination, patience ; mais aussi, modestie, modération, discrétion, diplomatie, écoute, disponibilité ; et encore, tolérance, fidélité, gentillesse, empathie, convivialité, humour. A un léger froncement de sourcils, je sens que tu m’invites, comme souvent, à plus de concision. Je résume donc mon énumération au triptyque « Sagesse, Humilité, Générosité », trois vertus cardinales qui sont ta marque de fabrique, celle de « l’honnête homme », de « l’homme de bien », que tu étais sans discontinuer, à la ville comme à la maison.
De discernement, tu n’as certes pas manqué dans le choix de ta compagne de route. Durant plus d’un demi-siècle, maman a franchi à tes côtés toutes les étapes du parcours. Avec un amour sans bornes, empreint d’une profonde admiration et doublé d’une constance de Pénélope, elle a tissé l’atmosphère sereine indispensable à la poursuite de ton action. Tandis que tu ouvrais des voies délicates dans l’Himalaya de la recherche et de la technologie, maman veillait sans relâche à l’entretien et la bonne marche du camp de base. Pierre-Louis, Christophe et moi avons vécu cette face retranchée, mais fascinante, de l’aventure. Si, par pudeur ou par retenue, nous n’avons su pleinement exprimer combien nous vous aimons tous les deux, puisse cela être aujourd’hui en partie réparé. A décharge, si faute a été commise, c’est aussi parce que, dans notre famille, la communication passe par le silence autant que par la parole, dans le non-dit autant que dans le dit ; un art que toi, papa, pratiquais le premier avec excellence, et que tu nous as probablement transmis par contagion.
La contagion du silence et la culture du non-dit n’ont pas eu que des inconvénients. Elles ont permis tous ces moments de muette complicité, qui reviennent aujourd’hui à la mémoire de chacun, avec une telle intensité. Les balades en montagne ou dans les bois, que tu appréciais tant, figurent en bonne place parmi les occasions privilégiées de notre communion tacite. Les témoins sont légion : la Vierge de la Grand’Roche, qui nous surplombe aujourd’hui de sa haute bienveillance ; à peine plus loin, la chapelle du Brabant, le lac des Corbeaux, le pré du Grand Ventron ; plus au sud, les chemins, les cols et les sommets de la Vanoise ; sans omettre, à l’ouest, la forêt d’Orléans qui, dimanche matin, eut le si triste privilège de couvrir tes derniers pas. Tous ces lieux, et bien d’autres endroits encore, garderont à jamais la trace de l’amour et de l’amitié que tu y a partagés avec nous. Une telle géographie du bonheur ne s’enseigne pas, ni ne s’apprend. Elle se vit et ne s’oublie pas.
Lorsque l’on porte ton nom, mais avec un autre prénom que le tien, ou celui de ton frère, on doit bien souvent se soumettre à une sorte de déclaration de douane : « Etes-vous le fils d’Hubert, ou bien celui de Gilles ? ». Mes frères et mes cousins ont leur propre expérience de cette petite routine. La mienne est invariable. Sitôt assuré de mes racines, mon interlocuteur du moment se lance avec chaleur et enthousiasme, voire avec éloquence, dans le récit – qui de sa première rencontre, qui de sa récente entrevue – avec Hubert Curien, soulignant combien l’homme est remarquable et à quel point il lui apporte, ou lui a apporté. J’ai eu le plaisir de te conter, la semaine dernière, comment le dernier en date d’une longue série s’est plu à souligner l’un de tes notables talents : celui « d’exprimer avec des mots simples des choses complexes »…. « des choses complexes, et même souvent profondes », a-t-il jugé bon d’ajouter. Profondeur, complexité, simplicité… nous en avons souri ensemble. A seulement quelques jours de là, si profonde est la peine, si complexe la pensée, que les mots du fils, malhabiles, cherchent à tâtons la simplicité de ceux du père.
Ton admirateur de la dernière heure a visé dans le mille : c’est vrai, en toute circonstance, tu savais être simple. Or, quiconque y aspire sait bien que rien n’est moins simple que d’être simple ; simple, dans le fil du discours ; simple, dans le fil de l’existence. Ainsi le segment de droite, figure élémentaire de la géométrie, n’est-il qu’un modèle de vie fort peu répandu, l’exception rare à côté des lignes brisées, des arcs sinueux et des cordes à nœuds ! Ce modèle de la parfaite droiture, ce fut pourtant le tien, maintenu dans la durée avec une impressionnante rectitude, un exemple hors du commun que certains parmi nous – pardonne moi de me cacher derrière le nombre – ne reproduisent qu’avec beaucoup d’imperfections. Cet exemple, tu le lègues aussi à la génération montante de tes six petits enfants, lesquels, j’en suis persuadé, s’efforceront de relever le défi et mettront un point d’honneur à mieux y parvenir que leurs parents. « La même chose, mais en mieux ». N’est-ce pas là l’ambition que tu avais fixée pour toi même, si tu avais dû parcourir à nouveau ton propre segment de droite ? Mais alors, à l’instar du « plus blanc que blanc » de l’ami Coluche, te serais-tu sans doute heurté à l’écueil du « mieux que mieux »…
Puisqu’on ne peut reprendre à son origine le segment d’une vie, qu’advient-t-il au-delà de l’autre extrémité ? Un mathématicien – n’est-ce pas Pierre-Louis ? –, inventerait d’habiles solutions, plongeant par exemple le segment dans la droite infinie qui lui sert de support. Un artiste – Christophe ne me démentira pas –, ferait du segment le premier trait de sa composition picturale. L’économiste que je suis se trouverait en l’occurrence moins à son aise et, comme tu le constates, rompant avec un usage couru dans sa confrérie, il ne cherche pas même à se tirer d’embarras par une pirouette. Et quant à toi, papa, en physicien de terrain que tu es, te voilà tout d’un coup confronté à l’expérience la plus crue et la plus directe de l’extrémité du segment !
Mais tu t’y es, je crois, mieux préparé que nous, grâce à ton sens profond du « spirituel »… et ceci dans les deux acceptions du terme, l’une de l’autre peut-être moins distantes qu’on ne pense. Ainsi, en ce moment même, nous voyant tellement attristés, prisonniers que nous sommes du cruel adage « Tant qu’il y a de la vie, il y a de l’espoir ! », j’imagine volontiers ton regard malicieux, illuminant ta répartie : « Alors, mes amis, avec la vie éternelle, mesurez la quantité d’espoir ! ». Dans cette époque de doute généralisé sur les valeurs fondamentales de l’homme et de la société, ton exemple nous laisse en effet un double et immense espoir : celui qu’une action politique puisse être guidée par la conviction et par la compétence, celui qu’une vie personnelle et familiale puisse être placée sous le sceau de l’harmonie et de la continuité.
Tu aimes Charles Péguy, Jeanne d’Arc et son Mystère de la Charité. Moi, un peu moins ! Ma préférence se tourne vers Guillaume Apollinaire, sa Chanson du mal aimé et ses curieux Alcools. Alors, puisque c’est moi qui tiens la cave, et avant que tu n’ailles reposer, débouchons ensemble l’une des meilleures bouteilles de Guillaume, ce fabuleux Cortège, où je n’ai travesti que le nom du poète :
Un jour je m’attendais moi-même
Je me disais Hubert il est temps que tu viennes
Et d’un lyrique pas s’avançaient ceux que j’aime
Parmi lesquels je n’étais pas
[…]
Le cortège passait et j’y cherchais mon corps
Tous ceux qui survenaient et n’étaient pas moi-même
Amenaient un à un des morceaux de moi-même
On me bâtit peu à peu comme on élève une tour
Les peuples s’entassaient et je parus moi-même
Qu’ont formé tous les corps et les choses humaines
C’est donc maintenant en nous-mêmes que nous devrons rechercher et assembler toutes les pierres de toi-même. Sans doute, la dernière facétie d’un grand amateur de puzzle… mais pour un cristallographe, reconnais-le, quel comble ! Sois sûr que les pierres de toi-même nous seront plus précieuses que tous les cailloux que tu aimais à ramasser, bien davantage qu’une variété inédite de Gallium, ou même qu’un jaune cristal de Curienite.
Je ne comprends pas pourquoi faut-il déjà que nous nous disions adieu. Je sais seulement que c’est le jour et que c’est l’heure. Alors, si tu le veux bien, pour la route, juste une rasade du plus fameux des alcools de Guillaume, son pont Mirabeau, que nous convertirons en mirabelle et frelaterons un tantinet, par mutation du pronom personnel :
Vienne la nuit sonne l’heure
[…] Faut-il qu’il m’en souvienne
La joie venait toujours après la peine
Vienne la nuit sonne l’heure
Les jours s’en vont tu demeures
Oui, en nous tu demeures.
Doucement, la Moselotte pour berceuse, endors toi maintenant, du sommeil de la terre.