Anne Lauvergeon
Hommage à Hubert Curien Académie des sciences/le 14 mars 2005
Madame et Monsieur le Premier Ministre, Messieurs les Ministres, Madame, Mesdames et Messieurs, Chère Anne-Perrinne
Je voudrais tout d'abord vous remercier du fond du cœur, Monsieur le Président, de cette initiative chaleureuse qui nous permet de nous retrouver et de parler d'Hubert Curien. Parce que je crois que nous avons tous besoin d'en parler, et je crois que notre rassemblement aujourd'hui, dans ces lieux, dans ces murs, est sans doute la plus belle forme d'hommage qui puisse être rendu à quelqu'un qui a tant donné aux autres mais toujours avec beaucoup de discrétion.
Parler d'Hubert Curien est pourtant un exercice bien difficile. Il faut à la fois concilier l'émotion et l'enthousiasme, le respect et la simplicité, autant de sentiments que son contact suscitait et que son souvenir nous laisse.
L'être humain est bien sûr la somme de beaucoup de choses et je crois qu'Hubert Curien ne se résume pas. Chacun d'entre nous montrons des facettes toutes différentes : le chercheur, le professeur, le Ministre, le Président d'Académie, le Président de Fondations..., des aspects très différents, impossible à dissocier pourtant.
Le plus aisé est sans doute de constater qu'il était la somme de tout cela, et qu'il arrivait fort bien à être en même temps en plénitude sur chacune de ces facettes. Mille pierres finalement posées pour un seul bloc, et un bloc très arrondi. Je crois que tout ce qu'a entrepris Hubert Curien, il l'a fait avec conviction et avec passion, et également avec beaucoup de précisions, et en s'attachant à chacun des détails. Il n'y avait pas de détails tant que les choses n'étaient pas résolues.
Tout à l'heure, Christophe Desprez rappelait la dimension budgétaire de son action pour la recherche. Il est vrai qu'au moment du bouclage des budgets, quand on est à l'Elysée, on reçoit un certain nombre de coups de fil de ministres pas contents de leur sort. En général, le mode est toujours le même : "j'e n'ai pas assez " ; bien sûr, personne ne téléphone pour dire qu'il a trop de budget. C'est souvent sur un ton ou agressif ou du moins montrant qu'il y a un grave problème. Hubert Curien quand il m'appelait, s'excusait d'abord de m'appeler. Ensuite il me disait, il me l'a dit à plusieurs reprises, "qu'il était très très ennuyé... qu'il y avait un petit problème... que certainement il y avait une mauvaise compréhension... que les objectifs qui avaient été fixés n'étaient pas complètement remplis par l'aboutissement des discussions budgétaires. Mais, ce n'était pas la faute du Ministère du Budget, ce n'était pas la faute du Ministre du Budget, non, non... Ils avaient vraiment fait des efforts, ils avaient fait beaucoup de choses... mais .... est-ce qu'on ne pourrait pas néanmoins....", et à ce moment là, effectivement, on rentrait dans le problème qui se posait. Jamais aucune espèce d'acrimonie, aucune espèce de volonté de pouvoir, de volonté de revanche, de volonté de puissance. Uniquement faire aboutir, et faire aboutir non pas pour soi, pour son ministère, mais pour les gens, les chercheurs qui allaient effectivement pouvoir profiter de tout cela.
Et je dois dire que cette espèce de calme, toujours, cette espèce de réserve en même temps, de souci de ne pas déranger, mais en même temps d'agir... ce mélange des deux était absolument, incroyablement efficace.
Je dois dire que c'était également quelqu'un qui inspirait confiance à des gens très différents. En 1992 s'est posée la question de savoir ce que l'on allait faire de Super Phœnix. Cela faisait 9 mois que Super Phœnix était arrêté, fallait-il le redémarrer ? Fallait-il l'arrêter ? Grand débat ! Réunions interministérielles sur réunions interministérielles. Je ne dirais pas qu'il y avait autant de positions que de ministres, mais presque. Et bien cela s'est terminé par un entretien entre le Président de la République et Hubert Curien. Et c'est lui qui a inspiré LA décision : Super Phoenix devait devenir un laboratoire pour étudier la destruction des actinides et ceci après avoir pris le temps de l'étude. Il avait demandé deux mois, qu'il a obtenus, pour regarder si effectivement c'était la bonne solution. Et cela, je crois que c'était cela aussi Hubert Curien : savoir faire que dans un système très complexe, où les gens ont beaucoup d'arrière-pensées, savoir revenir à la science et savoir pousser tout le monde à revenir à la science.
A la Renaissance, on aurait dit que c'était un humaniste. Je crois que Hubert Curien était assurément un humaniste. Curieux de tout et curieux de tous. Il était à l'écoute, il voulait comprendre, comprendre ce qu'étaient les gens. Cette volonté de compréhension qui est assez fréquente chez les scientifiques et qui s'applique souvent à la matière, il la portait aussi aux hommes. Je crois que tout au long de sa vie, il s'y est employé avec toujours le respect immense qu'il manifestait pour les autres, pour ne pas être trop pesant, pour ne pas surtout donner le sentiment qu'il cherchait à entrer dans un domaine ou un territoire que l'autre ne lui aurait pas laissé franchir.
A titre personnel, j'ai toujours apprécié son immense gentillesse, sa sensibilité, le fait que c'était, je crois, un ami, mais il n'aurait jamais osé le dire comme ça, car il y avait une très grande pudeur. Hubert Curien aimait les autres, et aimant les autres, je crois qu'il aimait aussi profondément son pays, ce qui doit être un des moteurs de ce qu'il a fait. Je crois qu'il était aussi assez fier d'être ce que la République sait produire de meilleur à travers ses écoles, c'est à dire d'avoir pu apprendre. Et j'admire beaucoup qu'il ait su, à son tour, rassembler, motiver des équipes de gens très différents, et de gens qui ne lui ressemblaient pas forcément, pour faire de la France la référence dans les secteurs de sa compétence.
Incontestablement, là où il s'est investi, la science et la technologie ont progressé. Et pas seulement dans les sciences dures ; dans le rapport entre la physique et la technologie, avec les sciences humaines, c'était aussi un domaine qui l'intéressait beaucoup. J'avais beaucoup apprécié qu'en 1999 quand nous lui avons demandé avec Maurice Tubiana de rejoindre le comité scientifique et éthique d'AREVA, il ait dit oui tout de suite. Il y a été particulièrement fidèle, avec Michel Serre, Alain Tourrelle, Georges Charpak, Geneviève Barrier-Jacob et beaucoup d'autres, pour réfléchir avec nous sur les rapports "science et société", " technique et société", "pourquoi aujourd'hui a -t-on peur, ou craint-on, ou n'a-t-on plus confiance dans la science et la technologie ?". Et je dois dire que nous pensions continuer pendant très longtemps ensemble, puisque nos réflexions sont loin d'être abouties.
Je voudrais terminer juste en vous disant que je crois que Hubert Curien fait parti de ces gens qui marquent une existence, quand la chance vous fait croiser leur chemin, tout simplement parce que c'était un homme droit et un homme vrai.