November 30, 2016

Pierre-Louis Curien

Cher Bernard, chers amis d’Hubert Curien, chère famille, Madame la Ministre,

Je crois que nous sommes ici avant tout pour évoquer l’homme de science, et l’homme au service de  la France, et de l’Europe. Mais comme cette réunion revêt surtout un caractère amical, et  que son organisation doit  beaucoup à la fidélité de ses proches collaborateurs, qui je crois se réunissent régulièrement pour prolonger des liens forts établis de longue date, il n’est sans doute pas déplacé que je prononce quelques mots au nom de toute notre famille, dont une bonne partie a pu venir aujourd’hui.

Parmi les qualités souvent citées de mon père, l’on retrouve l’intelligence, la gentillesse, la fermeté aussi, la clairvoyance, l’humour, la force de travail. Permettez-moi de m’arrêter sur d’autres qualités encore, dont je puis témoigner par expérience personnelle.

La discrétion et la parcimonie :  Pas plus tard qu’il y a une semaine, je déjeunais avec ma professeure de mathématiques de seconde, qui m’a dit, alors que je lui parlais de cette cérémonie, que mon père lui avait rendu visite un jour alors que j’étais son élève, pour bavarder.
Sans doute pour voir si tout allait bien, peut-être pour parler de mathématiques. Ceci était d’autant plus méritoire que je ne donnais alors pas encore matière à souci, à part une insolence en cours de gymnastique qui avait servi de prétexte à mon exfiltration du lycée Henri IV, qui n’est pourtant pas un mauvais lycée, vers le lycée  Louis le Grand, que la qualité exceptionnelle de certains de ses professeurs de mathématiques rendait encore  plus attractif.  Un peu plus tard, c’est avec la même discrétion qu’il avait organisé une autre exfiltration vers l’Allemagne, rendue nécessaire par l’excès de mes idéaux post soixante-huitards.  Je suis certain que mes frères Nicolas, l’économiste, et Christophe, l’artiste, qui sont là,  et tous ses petits-enfants , Erwan, Chloé, Audrey, Mathilde, Julie, Rémi, dont certains n’ont pas  pu venir aujourd’hui, ont eu à bénéficier à un titre ou à un autre de cette discrétion  bienveillante,  qui savait, par une petite remarque, par un geste, une mimique, remettre bien des choses à l’endroit.  Je suis sûr  que mon père aurait aimé, aux côtés de notre mère,  voir grandir ses arrière-petits enfants  Hubert (le bien nommé), Eugénie, Léopold, Philomène, Pénélope, et la toute dernière, Myrtille, qui inaugure aujourd’hui sa connaissance des hauts lieux de la République.

L’attention aux autres : Il se trouve que j’ai goûté pour un temps bref à la vie ministérielle, en  assurant la responsabilité du secteur Mathématiques et Informatique à la Direction de la Recherche, dans ce bâtiment même, au premier étage, quelques années à peine après que son hôte principal l’avait quitté.  Je ne croisais pas une seule personne dans les services qui ne me dise du bien de mon père, non pas par politesse, mais parce que, pour celles et ceux qui étaient en poste depuis longtemps, ils n’avaient jamais vu quelqu’un qui prenne autant le temps de saluer, de s’enquérir, bref de faire du Ministère une grande famille.

Un ton libre, parfois moqueur, jamais méchant :  Au coin de la cheminée à Loury,  il me disait qu’un tel de mes collègues dont il avait entendu un laïus était peut-être très fort dans son domaine (si je le disais !), mais qu’on ne comprenait  absolument rien à ce qu’il racontait. Il était donc un peu Charlie…   mais en mode discret.

Il avait un positionnement politique assez unique. Jamais encarté, il n’a jamais cédé aux incitations à se présenter à des mandats électoraux, car il préférait certainement garder le peu de temps qu’il avait pour s’occuper de ses arbres à Loury, donner des cours, et profiter des repas familiaux... Il n’a pourtant jamais été catalogué comme "ministre de la société civile", comme d’autres ministres  parmi ses contemporains, preuve qu’il était à sa manière un homme politique à part entière, au plus beau sens du terme.

Une grande ouverture, un rayonnement :  Parmi les lieux ou les programmes qui portent son nom, il en est un, démultiplié, qui m’est utile partout où je voyage dans le monde : les PHC, partenariats Hubert Curien. Quelle bonne idée d’avoir associé son nom à ces programmes de recherche bilatéraux, qui permettent souvent de faire naître ou d’entretenir de belles collaborations.  C’est un peu comme les gares au Monopoly : c’est un capital qui ne rapporte pas énormément, mais qui rapporte souvent, lorsque des collègues chinois, coréens ou serbes me demandent si j’ai un lien avec cet Hubert Curien.  Cela me permet aussi d’apprendre en retour, lorsque le programme porte le nom d’une personnalité du pays partenaire, que Cai Yuanpei fut un grand éducateur au service des libertés dans la Chine précommuniste, ou que Pavle Savić était un physicien serbe renommé qui a travaillé avec  les époux Joliot-Curie.

Et cette aura atteint jusqu’à mon fils, urbaniste, qui travaille à présent à Wuhan, bourgade de dix millions d’habitants tout de même, et qui, relisant mon texte, m’a dit qu’à lui aussi, il avait été demandé pas plus tard qu’aujourd’hui quel lien il entretenait avec le HC des PHC !

Je terminerai en évoquant les Vosges, ce beau pays un peu pauvre, qui peut sembler un peu rude par le climat et un peu triste par les cheminées d’usine qui ne fument plus depuis longtemps, mais terre attachante, qui forge les  caractères obstinés et entreprenants,  où  nous revenons toujours avec plaisir, où réside encore mon oncle nonagénaire, et où mon père repose. Ce n’est tout de même pas rien que son décès ait il y a dix ans fait la "une" du journal  La Liberté de l’Est avec ces seuls caractères en taille énorme qui occupaient toute la page : HUBERT CURIEN N’EST PLUS. Mais ce journal avait tout de même fait une petite erreur : dix ans après, Hubert Curien EST encore, par la trace et le bel exemple qu’il laisse dans nos cœurs.

Texte rédigé  et prononcé par Pierre-Louis Curien à l’occasion de l’
Hommage à Hubert Curien
Ministère de la Recherche
10 février 2015