November 28, 2016

Bernard Decomps

Le témoignage de l'amitié d'une vie

Parler d'Hubert Curien, évoquer sa vie si riche et si remplie, pour chacun de ceux qui l'ont côtoyé, c'est d'abord évoquer les moments de rencontre et tenter d'esquisser les traits de sa personnalité qu'il a bien voulu livrer. Pour ma part, je me bornerai à citer une part de ceux qu'un compagnonnage de quelque quarante-cinq ans m'a donné à découvrir. Certes, la narration oblige à parler de mon parcours plus que de raison dans un exercice de cette nature ; en revanche, cet excès est la garantie d'un témoignage de première main.

C'est d'abord du professeur Curien que j'ai fait la connaissance, lors de mon passage à l'école normale supérieure, un milieu qui n'est pas tendre avec ses aînés. Dire qu'Hubert Curien passait la rampe, c'est un véritable hommage qu'il méritait à l'occasion d'une soirée « découverte de la cristallographie » ou dans la figure imposée d'une « critique de leçons d'agrégation ». Mes camarades et moi tombions rapidement sous le charme d'une bonhomie tranquille qui alliait la bienveillance de l'examinateur à la rigueur de l'enseignant et la clarté de ses objectifs. Un peu plus tard, plus tout à fait élève mais encore loin d'être un véritable « chercheur », je me dois de relater une rencontre qui reste gravée en moi. C'est celle d'un Directeur général du CNRS atypique qui trouvait le temps, au cours de visites de labo au pas de charge, de reconnaître « un ami » dans le thésard qui se présentait à lui et ne s'informait de l'état d'avancement du travail. Une façon simple et stimulante de dire que chacun de ceux qu'il regardait comptait pour lui !

Quelques années ont passé quand, maître-assistant « presque chevronné », j'ai rencontré le Président de la Commission fédérale de physique qu'il est devenu pour plaider la cause d'un soutien financier honorable pour nos camarades universitaires qui préparaient un doctorat dans des conditions financières acrobatiques. Nous sommes à l'aube de 1968, avant la création des allocations de recherche dont Curien fut l'inventeur. Je ne sais si mes arguments ont pesé dans sa décision, mais j'ai cru reconnaître un écho à cette démarche de béotien dans la mission qu'il me confierait vingt ans plus tard dans le cadre de la préparation de la grande réforme (1988) de ces mêmes allocations de recherche. Mission gratifiante s'il en fut puisque l'essentiel des recommandations devait être repris par le Gouvernement1. En 1988, Curien débutait alors son second mandat de Ministre de la recherche et de la technologie, période qui restera pour moi la plus fructueuse, celle où il me fut donné de rester à ses côtés pendant les cinq années passées rue Descartes.

Entre temps, de 70 à 80, nos routes s'étaient éloignées pour un temps : le jeune professeur de physique de Paris Nord que j'étais devenu n'était pas un habitué de la Délégation générale de la recherche scientifique et technique, du Centre national des études spatiales ou de l'Agence spatiale européenne.

Pas pour très longtemps : ma nomination à la Direction de la recherche de l'Éducation nationale en 1981 allait me fournir l'opportunité de rencontres régulières avec tous les responsables de la recherche publique française. Hubert Curien était du nombre. Son ancienneté dans le « club » et sa fabuleuse expérience nationale et européenne ne l'empêchait pas d'accueillir les «jeunes » directeurs de la génération Mitterrand comme si ces derniers pouvaient rivaliser en pratique et en sagesse. Loin de la posture de donneur de leçons, il semblait attendre que chacun ait exprimé son point de vue sur telle ou telle question avant de parler. C'était, sans aucun doute, une façon de susciter la confiance, souvent des confidences, et de jouer ainsi un rôle de pacificateur sans en avoir reçu le mandat.

De cette période où nos échanges sont restés empreints de la plus grande simplicité, je retiendrai aussi ses présentations de quelques fleurons de la science française à l'étranger, à Stockholm, à Washington, à La Haye ou dans d'autres capitales. Sa capacité à expliquer la science, à décortiquer les défis de la recherche française ou européenne, ou encore à justifier des choix stratégiques avec un sens du récit digne d'un auteur de roman policier est devenue légendaire : il reste pour moi un magnifique conteur de la science. Ce faisant, il a largement contribué à abolir (ou à réduire) cette pudeur excessive des scientifiques français qui les retenait trop souvent de parler de leur métier devant un public profane. Le mouvement qu'il imprimera plus tard dans les « Fêtes de la science », puis dans la « Science en fête », se situe dans la logique de ces exercices de haute voltige. Il témoigne de son souci permanent de mettre la science - et la raison - à la portée du plus grand nombre.

Bernard Decomps

  • Chercheur en physique des lasers et professeur d'université
  • Directeur de l'enseignement supérieur de 1981à 1986
  • Directeur général de la Recherche de 1991 à 1994
  • Puis Directeur de l'ENS à Cachan. Il rejoint l'académie des technologies en 2005

"Alors, vous êtes
content ?"

Une anecdote me revient à l'esprit. Lorsque le Ministre présente les décisions à la Presse, je suis à ses côtés et Curien cite abondamment ma contribution. Un journaliste pose alors la question piège en s'adressant à moi : « alors, vous êtes content ? »
Avant que j'aie eu le temps d'esquisser une réponse du type « bien entendu, mais il manque ceci ou cela », Curien me coupe la parole pour dire « mais bien sûr, il est très content », témoignant ainsi d'un grand sens politique.

Lorsque Laurent Fabius proposa Curien comme Ministre de la recherche et de la technologie au Président de la République, en juillet 1984, l'annonce de cette nomination suscita beaucoup d'espoir et, pourquoi le cacher, une certaine appréhension. Beaucoup d'espoir dans la mesure où un sage du sérail allait tenir les commandes du navire « recherche » et, plus important encore, un collègue qui avait donné autant de gages de bienveillance à l'égard des autres responsables de la recherche au long des années précédant la nomination. Un peu d'appréhension aussi, voire de surprise, car la modération de ses propos ne m'avait pas permis de déceler jusqu'alors la force de conviction et l'engagement politique qui allaient se révéler nécessaire pour faire face aux différents courants de contestation ou gagner des batailles budgétaires à l'heure de la rigueur. Personne ne doutait de son « sens politique » ; en revanche, quid du discours pour convaincre le sommet de l'État ?

Très vite, les interventions publiques du nouveau ministre furent plus que rassurantes : quelques semaines après sa prise de fonction, Curien eut à présider une réunion à Paris des ministres de l'OCDE pour entendre un audit de la recherche française. Il s'y montra éblouissant, résumant les interventions des partenaires dans la foulée de leurs discours respectifs, en des termes si justes et si mesurés que chacun ne pouvait qu'applaudir : la politique nationale de la recherche en sortit plus cohérente et, au terme de la journée, Curien avait rejoint la cour des plus « grands ».

Dans une conjoncture budgétaire morose pour le gouvernement de Laurent Fabius, Hubert Curien parvint à faire aboutir les principales avancées de la « Loi Chevènement » sur la recherche et le développement technologique de la France et à mettre en œuvre le nouveau statut des personnels de la recherche. Il réussit notamment à protéger le budget de la recherche universitaire dont j'assumais la responsabilité, avec des mesures exceptionnelles destinées à compenser les coupes sombres imposées par le Budget sur la plupart des postes de l'État. Bien que rattaché au Ministre de l'éducation nationale, les alliés les plus sûrs de la recherche universitaire se trouvaient rue Descartes. Je me dois toutefois de relater un point de désaccord : Curien me dissuada de pousser bien loin un projet de création d'une agence de la recherche universitaire à 1 'image de la Suède, agence qui devait, à mes yeux, « protéger » cette dernière de l'interventionnisme désordonné des cabinets ministériels2. Une fois encore, il est probable que son intuition politique évita, en cette circonstance, de creuser un piège qui aurait pu faire sombrer le CNRS en 1986, au moment de la fronde des ultras, pendant les premiers mois du Gouvernement de Jacques Chirac.

Je n'ai pas grand chose à dire de l'intermède entre 86 et 88, sauf pour rappeler le rôle de Curien au Comité national de soutien à la candidature de Mitterrand et évoquer d'une phrase le rôle éminent qu'il a joué au Comité scientifique de défense, dans une entreprise de réconciliation nationale de la communauté scientifique après le traumatisme laissé par le coup de force avorté du projet de Loi dit « Devaquet ». Au lendemain de la victoire de Mitterrand à l'élection présidentielle de 88, Curien devient, pour quelques semaines, ministre délégué à la recherche du Gouvernement de Michel Rocard, puis, après les élections législatives du juin, ministre de plein exercice.

Je suis conscient qu'en qualité de conseiller et de Vice-président du conseil supérieur de la recherche et de la technologie, puis de Directeur général de la recherche et de la technologie, j'ai été associé de trop près à son action pour être impartial. Néanmoins, je crois pouvoir assurer que le second mandat va permettre à Curien de poursuivre et de finaliser l'action du premier mandat sur bien des points et, en particulier, sur trois points majeurs qui ne seront pas remis en question, ni au cours des quatre ans des Gouvernements de la Droite, ni au cours des cinq ans des Gouvernements présidés par Lionel Jospin3.

2Une dissuasion sans argumenter beaucoup, mais définitive avec un simple « tu crois ? » en réponse à ma présentation du projet.



3Dans un contexte extérieur morose, c'est cette conviction de faire bloc avec le Ministre que retiennent tous ceux qui ont eu la chance de contribuer à « l'œuvre commune » en abolissant pour l'occasion les barrières traditionnelles entre services, directions et cabinet. La « famille Curien » du ministère, à laquelle, l'exemple aidant, des directions d'organismes se sont agrégées, demeure, à ma connaissance, à peu près unique dans la haute administration française. Le ciment de cette unité tient avant tout à la liberté de penser laissée à chacun et, à parts égales, à la gratitude qu'il savait exprimer pour les initiatives qu'il approuvait et au doigté de ses mises en garde dans le cas contraire.

  • Hubert Curien a entrepris et réussi une politique offensive en faveur de la formation par la recherche et obtenu, en parallèle, une revalorisation des carrières des personnels fonctionnaires. En calant la carrière des chercheurs sur celle de leurs collègues universitaires, Curien a ramené la concorde dans les laboratoires. Pour le soutien à la formation par la recherche, l'accroissement simultané du nombre des allocations, de leur durée et de leur montant financier, conduisant à une croissance du budget correspondant d'un facteur supérieur à quatre, répondait à un besoin d'équité tout en fournissant au pays les jeunes docteurs dont la recherche avait besoin. Le mouvement inauguré par l'État a entraîné dans son sillage des initiatives complémentaires visant à accroître encore le nombre des aides ou leur durée, plus rarement le montant des allocations. Il en est résulté une performance qualitative moyenne des jeunes docteurs qui conduit les recruteurs à des exigences de plus en plus fortes. Cette qualité est à l'origine de la grande réputation des jeunes docteurs français à l'étranger ; de manière paradoxale, ce succès est à la source de la menace d'une « fuite des cerveaux ».

  • Second domaine d'action de son ministère, Curien a planifié une nouvelle répartition des laboratoires publics de recherche sur le territoire national et engagé les premiers pas de cette politique. C'était un pari à haut risque dans la mesure où la nouvelle répartition de la recherche publique entre les régions françaises s'est faite au détriment de grandes concentrations immédiatement productives pour alimenter de nouveaux foyers qui avaient besoin de temps pour s'affirmer et rayonner à leur tour. La région Ile-de-France est ainsi passée, pour la première fois de son histoire, en dessous de la barre de 50 % des effectifs publics nationaux. Dans le même temps, de grandes agglomérations qui perdaient peu à peu des pans entiers de savoirs et de savoir-faire ont pu repartir du bon pied. C'est aujourd'hui, avec l'émergence des pôles de compétitivité, qu'on va enfin pouvoir mesurer l'efficacité à terme de cette initiative.
  • Enfin, en dépit d'un contexte budgétaire de plus en plus contraint et défavorable à la logique intrinsèque d'un ministère « dépensier », Hubert Curien est à peu près parvenu à protéger financièrement les organismes de recherche. Il y est à peu près parvenu, mais en sacrifiant d'année en année les capacités d'intervention du ministère. Le fonds de la recherche et, de manière plus générale, l'ensemble des fonds d'intervention ont fait systématiquement les frais des coupes budgétaires4 qui ont affecté le budget de la recherche. En 1992, il est très difficile de supporter le coût des premiers pas des mesures de déconcentration. À partir de 1993, le ministère se trouve dans l'incapacité de financer la plupart des actions déjà lancées. Cette quasi - suppression des fonds d'intervention s'accompagne d'une crise de l'autorité de la tutelle sur les organismes. De nouveaux modes de relations sont à inventer, conduisant les organismes à définir plus précisément leur domaine de compétence, une sorte de préfiguration des contrats pluriannuels que les ministères suivants vont mettre en place.

4 À très peu d'exceptions près, dont l'agence nationale sur le sida.

Il faudra donc encore attendre pratiquement dix ans pour que s'impose en France la nécessité de retoucher la politique de recherche et de repenser les grands équilibres de la recherche, une démonstration a posteriori de la pertinence de la politique conduite par Hubert Curien et qui explique l'appréciation très positive que ce Ministre hors pair conserve encore aujourd'hui dans la plupart des milieux de la recherche. Chacun des défis lancés aujourd'hui à la Loi sur la recherche se situe très directement dans la continuité des problèmes auxquels Curien a fait face et tentent de combler le déficit d'imagination et d'investissement qui aurait normalement dû accompagner la gestion de l'après Curien.

Inaugurées pendant les années « ministère », les randonnées en montagne ont fourni l'occasion d'une autre approche de Curien et de sa famille, d'un Curien intime dont je m'interdirais de parler s'il n'avait fourni une occasion d'exception, une sorte de guide qui m'est resté dans tout ce que j'ai pu entreprendre depuis son départ de la rue Descartes. De manière symétrique, ce fut un grand honneur pour moi que de partager ses espoirs et ses appréhensions dans les fonctions dont il était investi et, notamment au CERN. Pour ce qui me touche plus directement, Curien m'a encouragé à m'investir dans la direction de l'École normale supérieure de Cachan, dans les études sur les filières technologiques et professionnelles, dans l'approfondissement de la réflexion sur la certification ou la validation des acquis. Nous nous sommes incidemment retrouvés autour d'une école « Curien » qui certifie des spécialistes appréciés dans les secteurs très originaux pour les entreprises industrielles, la qualité et le risque. Sur chacun de ces sujets, je pouvais être assuré qu'il n'y avait pas de question « tabou » et j'ai toujours trouvé beaucoup de réconfort dans ses encouragements.

C'est pourquoi, lorsqu'il a accepté de présider le Comité consultatif de la recherche francilienne, le CCRRESTI, je n'ai osé refuser de le suivre dans cette ultime aventure commune. Cette présidence du CCRRESTI devait se révéler parfois ingrate dans la mesure où la grande majorité des élus régionaux franciliens n'a aucune conscience de la réalité de la R&D et de ses véritables enjeux. Je considère toutefois comme un cadeau ultime la joie d'avoir pu reprendre, presque au jour le jour, des questions qui ont su le passionner jusqu'au dernier jour et retrouvé à son contact la patience pour laisser aux partenaires le temps de comprendre, la passion de convaincre pour les faire adhérer et le sentiment de faire avancer la cause de la citoyenneté et de la démocratie.

Car, si on devait résumer le message d'une vie, Hubert Curien a su faire partager des qualités singulières : la patience avec ceux qui sont pressés, la passion avec ceux qui entrevoient confusément les enjeux de la recherche mais qui n'osent s'engager autant que lui et la certitude de camper dans la vérité avec ceux qui placent l'équité et la raison au cœur de la démocratie.

Nogent--sur--Marne, le 24 juin 2005