November 29, 2016

Claudie Haigneré

Discours de Claudie Haigneré

Chère Madame,
Mesdames, Messieurs les Ministres, Messieurs les Ambassadeurs, Monsieur le Chancelier,
Messieurs les Présidents des Académies, Mesdames, Messieurs les Secrétaires perpétuels,
Madame La Présidente, Messieurs les Présidents,
Mesdames, Messieurs, Chers amis,

Avant tout je voudrais exprimer mes remerciements les plus vifs et les plus sincères à la famille du Professeur Hubert Curien ainsi qu'au Président de l'Académie des sciences de m'avoir fait l'honneur de me proposer de m'exprimer à l'occasion de cet hommage solennel rendu à un homme exceptionnel.

Michel Barnier aurait souhaité se trouver parmi nous aujourd'hui, il m'a chargée de vous transmettre à vous, Madame, et à ceux ici rassemblés, les marques de son plus profond respect pour la personnalité et l'œuvre du Professeur Curien.

Je ne peux manquer de vous dire quelques mots sur les circonstances qui m'ont amenée à rencontrer Hubert Curien à de très nombreuses reprises pour l'espace, l'Europe, la Russie, la recherche et je dirais plutôt la Science.

Hubert Curien et l'espace, c'est d'abord l'histoire d'une rencontre passionnée. L'espace a probablement donné à Hubert Curien quelques-unes de ses plus grandes satisfactions professionnelles, ainsi que ses soucis les plus tenaces.

Il n'était pas possible de le rencontrer, qu'il soit Ministre, Président de l'Académie des sciences, ou simple citoyen, sans que la conversation vienne sur le spatial et qu'il vous fasse part de ses soucis sur cette Ariane qui, décidément, aura pris beaucoup de place dans sa vie.
Son goût pour le spatial était d'ailleurs si bien connu chez ses interlocuteurs, y compris étrangers, qu'il s'en moquait lui-même. Il aimait raconter la visite d'une personnalité scientifique américaine venue l'entretenir de sujets étrangers au spatial. Cela ne l'empêche pas de l'accueillir en lui disant : "Let's talk about space" ; et de se voir répondre par son visiteur interloqué : "Do we have to take this subject FIRST ? "

Si la communauté spatiale est si présente aujourd'hui, si largement représentée, et pas seulement par ses plus éminents responsables, c'est bien sûr pour honorer l'homme de responsabilités, mais aussi, et peut-être surtout, pour rendre hommage à l'homme qui avait le même goût que nous pour l'espace, l'homme qui partageait nos espoirs, nos rêves et nos craintes, l'homme qui a su rassembler, concilier, avoir confiance.
Le rassembleur de talents autour d'un projet visionnaire "Ariane".

Quand en juillet 1976, Hubert Curien est nommé Président du CNES avec à ses côtés Yves Sillard comme Directeur général, il arrive dans une période troublée. Ariane, après les échecs d'Europa, rencontre des difficultés politiques, techniques et financières. Hubert Curien se saisit de la problématique toujours actuelle de la nécessaire autonomie en matière d'accès à l'espace, couplée à la possibilité de marché commercial.

Entouré par les équipes du CNES et surtout par Yves Sillard, Frédéric d'Allest, André Lebeau et Jean Marie Luton, Hubert Curien forge sa décision : "Ariane vivra et vivra bien !"

Très rapidement Frédéric d'Allest suggère la création d'une société de commercialisation et c'est en mars 1980 qu'Arianespace voit le jour.

Cette création a été un acte de foi du Président et de la direction du CNES puisque le lanceur n'était pas qualifié et l'ouverture du marché incertaine. La réussite est venue de l'opiniâtreté et de la volonté de quelques hommes qui ont cru à cette aventure et qui ont su, après avoir effectué les bons choix, convaincre les autorités de tutelles et les partenaires européens.

En 1981, Hubert Curien plaide pour la notion de filière Ariane ; en 1982, 11 pays européens participent au programme de développement et c'est encore sous la Présidence d'Hubert Curien que seront lancées les premières réflexions et études concernant un lanceur lourd susceptible de prendre la suite d'Ariane-4. Ce sera Ariane-5 dont le dernier vol ECA du 12 février dernier permet à l'Europe de voir l'avenir avec confiance. Nous pensions tous à lui à ce moment-là.

C'est donc un héritage durable qui nous est légué.

Lorsque l'on se replonge dans la vie publique d'Hubert Curien, et son action dans le domaine spatial comme Ministre dans quatre gouvernements différents, on ne peut s'empêcher d'être frappé par sa clairvoyance. Si gouverner, c'est prévoir, il a rempli ses fonctions avec une prescience remarquable. De quoi parlons-nous aujourd'hui dans le spatial ? De l'Europe, du partenariat stratégique avec la Russie, de la défense, de l'environnement et de l'exploration planétaire. Plus de dix ans ont passé depuis la fin des responsabilités gouvernementales d'Hubert Curien, plus de vingt ans depuis qu'elles ont commencé, et la politique spatiale française porte la trace durable des impulsions données par Hubert Curien dans tous ces domaines.

L'Europe

Une autre grande affaire pour Hubert Curien. Vous comprendrez que j'y sois particulièrement sensible et que je commence par là.

Avant d'être ministre, ses responsabilités de président du CNES l'avaient conduit à prendre la présidence du Conseil de l'Agence Spatiale Européenne. En tant que Ministre chargé de l'espace, il vécut deux Conseils ministériels de l'ESA : à Rome en 1985, et à Grenade en 1992.

Nous savons tous, et Jean-Marie Luton le premier, qui en a été si proche et avec lequel il avait une relation privilégiée, que sa priorité absolue dans chacune de ces occasions consistait à préserver la dynamique européenne, à éviter que les divergences d'appréciations entre pays ne l'emportent sur la nécessité d'une œuvre commune, quand bien même cette œuvre commune ne répondrait que partiellement aux souhaits purement français, comme ce fut le cas avec les décisions si difficiles à prendre sur Hermès.

Au sein de l'Europe, c'est bien sûr à la qualité du dialogue franco-allemand qui était le plus sensible, et il a, directement et personnellement, beaucoup œuvré pour que soient pris en compte les points de vue et contraintes réelles de l'Allemagne nouvellement réunifiée dans les décisions spatiales de l'Europe.

Si l'ESA porte aujourd'hui encore l'ambition spatiale de l'Europe, elle le doit en particulier à Hubert Curien qui l'a aidée à traverser la période de grande difficulté qui a  suivi la réunification allemande et qui coïncidait, d'une part avec de sérieuses contraintes budgétaires en Allemagne, et d'autre part avec une dangereuse accumulation de programmes spatiaux européens demandant des moyens quasi-impossibles à mobiliser.

L'Europe spatiale a quelquefois été prise de vertiges, parfois le réalisme l'a alors emporté à contrecœur sur le rêve technologique mais les superbes programmes technologiques et scientifiques de l'ESA sont notre fierté car ils ont concrétisé des impulsions qu'il a su donner.

La Russie

Deuxième sujet oh ! combien cher à mon cœur, comme à celui d'Hubert Curien. Comme je l'ai rappelé plus haut, c'est comme Président du CNES, au travers des réunions franco-soviétiques, interminables mais si chaleureuses réunions, organisées chaque année alternativement en France et en Union Soviétique, qu'Hubert Curien a pu approcher de près l'extraordinaire savoir-faire russe, et la qualité des relations entre ingénieurs et scientifiques français et soviétiques.

Souvenons-nous qu'en 1981, dans une situation tendue, le seul lien officiel entre la France et l'Union Soviétique était la coopération en matière spatiale et en particulier la préparation du vol de Jean-Loup Chrétien à bord de Saliout 7.

Hubert Curien a tout de suite compris le parti que l'Europe pourrait tirer de la transition de l'URSS vers la Russie qui s'est lentement opérée à partir de 1989. Il fallait que la France, seul pays européen à être connu et profondément apprécié du spatial russe, utilise ses anciennes relations pour ouvrir grandes les portes de la coopération euro-russe, et c'est dans le domaine des vols habités que cette ouverture allait notamment se matérialiser, avec les vols de 5 astronautes français (j'ai eu la chance de pouvoir à 2 reprises y participer) mais aussi avec des projets concernant Hermès et MIR qui ne parviendront pas à maturité mais qu'Hubert Curien ne perdait jamais une occasion de promouvoir.

Quoi qu'il en soit, et comme dans le cas de l'ESA, le plus important, c'est que l'impulsion ait été donnée, que la France ait montré le chemin de la Russie spatiale à l'Europe tout entière. Plus personne ne doute aujourd'hui de la chance que constitue le spatial russe pour l'Europe.

Nous installons le plus fiable de tous les lanceurs du monde en Guyane, nous travaillons avec les Russes sur des avant-projets pour les lanceurs du futur. Demain, nous poumons développer en partenariat avec la Russie un successeur d'Ariane. Qui le pensait, il y a douze ans ? Hubert Curien.

La défense et l'espace

Dans ce domaine comme dans les autres, l'héritage d'Hubert Curien est grand. En 1993, après un an de négociations initiées par la volonté commune d'Hubert Curien et de Pierre Joxe, entre le CNES et la DGA, alors dirigée par Yves Sillard qui avait tant partagé avec Curien comme directeur général du CNES, le ministre de la recherche et de l'espace de l'époque partage la tutelle du CNES avec le ministère de la défense.

Cette décision ouvrait (timidement, il faut bien le dire) la porte à une plus grande implication de la défense dans les affaires spatiales et réciproquement.

Le gouvernement, auquel j'ai l'honneur d'appartenir, vient de modifier le décret d'organisation du CNES, et n'a pas changé cette disposition, bien au contraire.

Ainsi Yannick d'Escatha,  Président du CNES, déploie de gros efforts pour que la défense se serve généreusement des compétences mises à sa disposition par le CNES pour le développement de programmes spatiaux à usage de défense. Car nous partageons l'analyse d'Hubert Curien, qui n'a fait que prendre de la pertinence avec les projets américains de bouclier antimissile.

C'est sans doute cette perception d'un décalage potentiel dans les initiatives technologiques qui a conduit Hubert Curien à proposer le programme Eurêka pour promouvoir des projets de haute technologie tournés vers le marché impliquant les industriels européens.

L'environnement

Si les plus grandes décisions à prendre en matière spatiale dans la période de la fin des années quatre-vingts et du début des années quatre-vingt-dix concernaient l'homme dans l'espace, Hubert Curien ne ratait pas une occasion pour mettre l'accent sur l'étude de la planète et de notre environnement.

C'est bien sûr le professeur d'université et le scientifique qui parlait, et relayait les souhaits de ses nombreux collègues, en particulier de René Pellat, qu'il avait nommé à la Présidence du CNES. Car il comprenait que la demande spatiale serait d'autant plus vive qu'elle s'appuierait sur des besoins exprimés par les différentes communautés utilisatrices de l'espace.

Que faisons-nous d'autre aujourd'hui avec GMES ?

L'exploration planétaire

Comme son collègue Paul Quilès avec lequel il a longtemps partagé la tutelle du CNES, Hubert Curien aimait les vols habités, mes collègues astronautes peuvent en témoigner comme moi. Qui ne l'a pas entendu dire que l'un des événements majeur du vingtième siècle avait été les premiers pas de l'homme sur la Lune ?

Comme toujours, il disait ce qu'il pensait (avec sa manière si particulière), avec plus de chaleur encore dans ce domaine, y compris dans ses contacts à très haut niveau, en France comme à l'étranger. Au début des années quatre-vingt-dix, le conseiller spatial du Président Bush (déjà !) n'a pas dû en revenir : lors d'un déjeuner avec le ministre français de l'espace, il n'avait entendu parler que de vols habités vers la Lune et Mars. Peut-être le père l'a-t-il raconté à son fils qui s'en est souvenu pour annoncer (quinze ans plus tard) la nouvelle politique spatiale américaine...

Le visionnaire se doublait d'une réelle capacité d'influence

Ministre de la société civile, Hubert Curien l'a été quatre fois sur une durée cumulée de sept ans. Cette performance ne peut pas être le fruit du hasard. Elle s'explique par la clairvoyance dont j'ai essayé de montrer quelques-uns des traits les plus marquants. Elle s'explique aussi par la confiance qu'il avait progressivement fait naître auprès des plus hauts responsables politiques du pays.

On m'a rapporté que Pierre Joxe, lui aussi fervent défenseur du spatial, avait publiquement déclaré à son propos : "Hubert fait partie des rares membres du gouvernement qui sont écoutés. Certains sont entendus. D'autres ne sont ni écoutés, ni entendus."

Sa méthode n'y était pas pour rien. L'extraordinaire qualité d'écoute dont il faisait preuve, et qui  n'excluait pas un sens critique développé, lui permettait de ne rien laisser échapper. S'il savait et aimait écouter, Hubert Curien savait aussi expliquer, il a été un propagateur de connaissances, le fondateur de  "la fête de la science". Il a été de ceux qui ont dit "Osez l'aventure de la science ! ' elle vous apportera les plus grands bonheurs !"

Les journalistes ont toujours aimé rencontrer Hubert Curien car il a été si souvent leur guide sur les chemins de la science. Sa disponibilité était sidérante : ministre, il n'a jamais cessé de faire ses cours à Jussieu et de présider des jurys de thèse, une source de plaisirs intellectuels, mais aussi une mine d'informations sur les préoccupations de toutes natures du monde de la recherche.

Connaissez-vous beaucoup de ministres dont on trouve le numéro de téléphone dans l'annuaire ? Cela ne devait pas présenter que des avantages pour Madame Curien !

Tout cela lui procurait l'énorme avantage de savoir bien des choses avant tout le monde et d'en évaluer les conséquences avec ses pairs : que de discussions avec ses collègues et amis de l'Académie des sciences, notamment avec Jacques-Louis Lions qui lui avait succédé à la Présidence du CNES et qu'il respectait particulièrement. Que de disponibilité pour ses amis de l'ANAE, Académie dont il a été le 1e président, de l'IAA ou de l'Académie des Technologies. Je l'ai très souvent rencontré lors de réunions officielles, de rencontres informelles avec les jeunes, lors de soirées amicales. Tout naturellement, lorsque j'étais en charge de la politique spatiale et de la recherche entre 2002 et 2004, j'ai sollicité des échanges et ses conseils, il a toujours répondu à mes appels avec délicatesse et subtilité.

Aujourd'hui, il me manque. Il nous manque à tous, c'était un citoyen du monde avec des collègues et des amis dans le monde entier qui tous évoquent admiration et affection pour lui.

Nous sommes réunis aujourd'hui pour et par Hubert Curien. C'est ce lien invisible tissé entre nous tous ici. Nous témoignons de ce qu'il nous a légué et de ce dont nous nous efforçons d'être dignes.

Je laisserai les mots de la fin à Hubert Curien lui-même, à une citation dans laquelle je suis sûre que vous le retrouverez tous : "Mon discours est trop plein de nuances pour qu'il soit très efficace, mais si c'était le contraire, il le serait encore moins."